Pourquoi des analystes et des éducateurs insistent-ils à conduire un travail en commun ? Ces professions pourraient tout à fait se tenir à l'écart l'une de l'autre et pourtant de longue date, des psychanalystes et des éducateurs tentent de « renouveler » la rencontre entre FREUD et AICHORN. Cette tentative, quoique traversée de malentendus, résiste au temps et aujourd'hui, à l'engouement pour le type de rationalisme qui s'empare du travail social et éducatif.

Les psychanalystes et les éducateurs partagent en commun des métiers ou il n'est pas possible de lier dans une relation causale leur acte professionnel et ses éventuels effets. Le travail éducatif n'est aucunement prédictif de la façon dont il sera reçu par les personnes à qui il s'adresse, ni de ce qu'elles en feront. C'est là, sauf à se vouloir embrigadement, la condition de son exercice.

Le travail éducatif opère ainsi largement à l'insu de ceux qui l'exercent, c'est à ménager une place à cet « insu » qu'il peut venir s'articuler avec le champ psychanalytique, mais cela n'est pas suffisant. Car si les psychanalystes ont élaboré à partir de cette question un solide corpus théorique, les professionnels de l'éducation spécialisée n'ont pas, ou peu opéré ce travail. Nous empruntons nos concepts, parfois de façon échevelée, à différents champs (dont la psychanalyse) et faute d'avoir suffisamment engagé un travail de théorisation, nous nous trouvons aisément emportés par les « questions de société ».

L'OMS définit la santé en ces termes : « Un état de complet bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité[1]». Ce complet bien-être relèverait d'une harmonie, d'une absence d'insatisfaction. Mais les sociétés, à l'image de leurs habitants, « évoluent » avec un trouble qui leur semble irrémédiablement attaché ; et l'homme, malgré tous les progrès qu'il a accomplis, reste un animal malade de son humanité.

L'expérience de la conjugalité est exemplaire de cette difficulté, puisque visant cette harmonie, elle est pourtant peu propice à l'expérimentation durable de celle-ci. Pour nous, cette question de la conjugalité est importante, puisqu'après avoir fait le bonheur du théâtre de boulevard, elle est devenue une pourvoyeuse significative des institutions sociales. Les motifs qui amènent nombre de jeunes femmes à solliciter un accueil résident certes dans une absence de domicile, associée à une réelle pauvreté économique. Mais ces traits s'articulent pour l'essentiel à des histoires d'amour qui, loin de favoriser l'établissement d'une vie commune, prennent un tour qui les met à la rue. Ces jeunes femmes témoignent d'une vie où les relations se vivent « à fond », où il y a souvent des coups à prendre et à rendre, et sont prises dans des imbroglios familiaux marqués par une grande confusion de places. Parfois encore ces ruptures masquent des troubles psychiques importants. Pour leurs enfants, qui sont là, au milieu, cela peut avoir des conséquences tout à fait dommageables. Mais à l'exception notable de quelques-unes, j'avancerais qu'elles ne présentent pas les traits d'une très grande désocialisation, tout en témoignant d'une profonde désaffiliation.

C'est par exemple, cette jeune femme qui évoque sa vie avec son compagnon : « C'était l'harmonie, dit-elle, puis petit à petit des contradictions sont apparues ». Il a alors donné son préavis pour l'appartement qu'ils occupaient, puis il est parti dans une autre ville la laissant là, quelque peu sidérée.

Cet exemple, pris parmi bien d'autres, fait apparaître que dans ces couples, la déception inhérente à toute rencontre est davantage enregistrée comme résultant d'un autre qui ne tiendrait pas sa promesse, que comme un effet d'altérité. Ils rendent compte de relations dominées par du « tout », jusqu'à les plonger dans une précarité où s'entremêlent : enjeux sociaux, enjeux affectifs et retentissements psychiques. Que demandent ces jeunes femmes ? Mais d'être « comme tout le monde ».

Mais être comme tout le monde aujourd'hui, n'équivaut pas à être comme tout le monde hier. L'imaginaire social change et il change très vite. La distribution des places d'adulte, d'enfant, d'homme et de femme qui structurait le lien social d'une limite, a cédé le pas à un social où chacun est beaucoup plus libre de revendiquer son accomplissement. La possibilité de choisir son sexe, l'apparition du terme d'adulescence, nous informent que les frontières de genre et de génération sont moins infranchissables que par le passé. A suivre J-P. LEBRUN, dans ce social d'un nouveau type, la soustraction de jouissance nécessaire au vivre ensemble ne va plus de soi[2].

Il me semble nécessaire de considérer que notre travail ne peut se déployer de la même manière dans un social où cette soustraction était acquise, et dans un social où nous ne savons plus très bien si elle tend à se reformuler ou à s'évanouir.

Un point semble assuré, les éducateurs ne disposent plus de cet abri de la tradition qui donnait d'emblée une légitimité à leurs interventions. Cela dit, il n'y a pas nécessairement à regretter des pratiques qui bien souvent se réduisaient à des injonctions morales.

Accueillir ces jeunes femmes dans nos institutions leur procure un abri, c'est un premier pas. Cela leur permet aussi de rencontrer d'autres personnes que leur entourage habituel, de partager avec elles des relations moins abruptes, pour vivre comme le dit J-Y. BROUDIC : « en se faisant un peu moins mal avec l'impossible[3]». Bref, des autres qui permettent que s'inscrive de la « tiercéité ». Mais comment ordonner notre travail pour que cet abri leur soit utile et ne devienne pas une nouvelle impasse ? Cela implique, que pour ces « autres » que sont les professionnels, cette soustraction soit reconnue et acceptée.

Or, la référence à l'insertion est devenue la pierre angulaire du travail d'accompagnement social auprès d'adultes. Cette préoccupation est pertinente, pouvoir élire domicile est essentiel, mais elle est insuffisante, car elle réduit trop souvent ce domicile à la matérialité d'un appartement. Autrement dit, cette préoccupation pour l'insertion (pour les enjeux sociaux) ne doit pas se désolidariser des atermoiements affectifs de ces jeunes femmes, de la façon dont elles essayent de se débrouiller, de demander de l'aide et de la refuser (les enjeux affectifs et psychiques). Un séjour qui se « passe mal », c'est-à-dire qui nous met en difficulté, n'est pas forcément un séjour qui sera sans incidences favorables pour ces personnes et souvent, ce n'est que dans l'après coup que les effets de notre travail se révèleront. La dimension « éducative » du travail d'accompagnement d'adultes, consiste à se présenter comme un appui, pouvant permettre à ces personnes d'assumer leur place de femme, de mère, afin qu'elles puissent cheminer « autrement » et assurer à leur tour, l'éducation de leurs enfants. Cheminement qui n'est pas à assimiler avec une normalisation apparente de leurs comportements et une adhésion à la logique d'insertion.

C'est en cela que notre travail, pour prendre sa dimension « éducative », doit être attentif à laisser s'articuler la rationalité de l'insertion et la rationalité du sujet qui, nous dit C. MELMAN : « Tolère les contradictions, pas du tout gêné de tenir ensemble des formulations parfaitement contradictoires et qui ignore la négation[4]».

Il y a quelques mois, j'ai admis dans mon service une jeune femme que son compagnon avait quittée. Très vite, retranchée dans « sa fierté », elle a transformé son appartement en poubelle, elle nous racontait des histoires abracadabrantes, ne payait rien et faisait des notes de téléphone à faire tomber à la renverse nos services financiers. Toutes nos tentatives pour border l'existence de cette jeune femme se heurtaient à une apparente fin de non-recevoir. Nous étions très inquiets pour sa santé, la question de la protection de sa fille s'est rapidement posée et j'ai été amené à faire un signalement auprès des services de l'Aide Sociale à l'Enfance. Pour autant, bien qu'annonçant sans arrêt son départ imminent, elle s'accrochait à son séjour que nous avons choisi de poursuivre. Cette « fierté », qu'il n'y avait pas à traiter par le mépris, nous avons néanmoins tenté de la faire quelque peu fléchir. Les parents de cette jeune femme se sont courageusement associés à son « accompagnement. A ce jour, sans que nous ne sachions trop pourquoi, nous constatons que quelque chose s'est déplacé pour elle, un effet de « réaffiliation ». Elle est davantage attentive à sa fille, elle commence à « habiter » son appartement et à rembourser ses dettes. Enfin, elle a entrepris une demande pour entrer en CHRS, ce dont elle ne voulait pas entendre parler… Pour travailler avec cette jeune femme, il a fallu que son éducatrice fasse preuve d'une certaine solidité, d'une confiance dans son discernement, mais aussi dans sa hiérarchie, à la condition qu'elle opère comme limite.

Orphelines de cet appui de la tradition, les institutions sociales tentent de construire de nouveaux cadres de référence. Mais la pente sur laquelle elles glissent actuellement désolidarise la logique d'insertion de celle du sujet. Si nous avions fait un contrat avec cette jeune femme, il aurait volé en éclats ; si nous avions respecté à la lettre notre cadre règlementaire, j'aurais dû la mettre dehors. Or, l'acte d'éducation attaché aux pratiques de travail social, vient progressivement se reformuler dans une double préoccupation de proposer les objets adéquats aux besoins constatés et de préciser toujours davantage le cadre et les modalités de son exercice. Autant de modalités qui, par leur inclination pour la congruence, peinent à inscrire ce registre de la soustraction.

Le développement de la notion de « diagnostic social » et des commissions d'admissions, a conduit pas à pas, à une lecture stéréotypée des situations des personnes. L'emploi par exemple du terme de « violence conjugale », au lieu de spécifier la singularité d'une situation donnée, efface tout entendement. Cette stéréotypie se prolonge dans les modes d'accompagnement proposés. Cette orientation se sédimente avec l'apparition des référentiels de bonne pratique et le déploiement de la démarche qualité comme technique d'évaluation. Elle trace la voie d'une uniformisation de nos pratiques dont le caractère procédurier est de plus en plus marqué.

Ces « nouvelles pratiques sociales », dans leur attache à ce rationnel, pour qui l'enchaînement de cause à effet est toujours calculable, se présentent comme un appel à la totalité. En cela, elles tendent à répéter sur un mode institutionnel, les agencements relationnels qui conduisent justement ces femmes à demander un accueil dans nos institutions. Les tentatives de renouer la vie commune sont identifiées comme des échecs. La déprime, les états d'âme, les « crises de nerfs», sont lus comme des signes d'inadaptation, voire comme des atteintes au cadre. Le rappel des règles connaît en effet une inflation remarquable, mais aussi un déplacement, leur caractère d'injonction interdictrice s'estompe au profit d'une prescription persuasive. Suivre ces référentiels semble devoir se faire au prix de notre subjectivité, au prix d'une « non reconnaissance » de la dimension intersubjective de notre travail.

J'ai récemment été entendu dans une brigade de mineurs à propos d'une question de violence conjugale. Nous avions sans doute un peu de temps à perdre et l'inspectrice qui m'a reçu, m'a fait part avec une remarquable sincérité, de son malaise face à ces questions de violence prises dans la passion amoureuse…

« Nous pensions que nous ferions comme avec les enfants, mettre en place des procédures de protection et de poursuite, mais cela ne se passe pas comme ça, ces femmes ne savent pas ce qu'elles veulent, elles nous mentent, elles dénoncent les violences et retournent vivre avec celui qu'elles ont dénoncé. Depuis que nous nous occupons de cette question, on déprime et on s'aigrit. On devient méchant avec ces femmes qu'on se met à haïr ».

Cette inspectrice dans sa difficulté rend compte de l'insuffisance de cette approche rationnelle des questions qui touchent au lien social, au lien amoureux, qui sont bien plus complexes que ce qu'en dit le discours social. Il y a dans ces domaines, nous dit encore J-Y. BROUDIC : « de l'inconnu, de l'innommable, de l'impossible, du mystère, de l'inconscient[5] ». A ne pas ménager une place à cet impossible, c'est bien l'impuissance et parfois la haine qui font retour.

Dans ce contexte, un travail commun entre analystes et éducateurs, s'il devient très improbable, n'en est que plus précieux, ne serait-ce que parce que nous sommes également concernés par la tournure que prend notre lien social qui substitue à la distribution sexuée et générationnelle des places, de nouvelles assignations. Nombres d'éducateurs, bien qu'aspirés par ce mouvement, font entendre leur désorientation et leur insatisfaction face à ces nouvelles techniques éducatives. Un travail en commun peut nous permettre d'ordonner nos pratiques à partir de cette question : selon quelles modalités logiques et alors que la référence au patriarcat n'opère plus, pouvons-nous soutenir cette distribution symbolique des places que les nouvelles pratiques sociales ne semblent pas en mesure de soutenir.


[1] Cette définition de la santé est inscrite dans le préambule de la constitution de l'OMS rédigée en 1946.

[2] J-P. LEBRUN (2007) La perversion ordinaire, Ed DENÖEL, Paris.

[3] J-Y. BROUDIC, L'institution et le sujet

[4] C. MELMAN (1883), Foi religieuse, raison philosophique et rationalité psychanalytique, Librairie La nouvelle édition, BRUXELLE, in Clinique psychanalytique et lien social.

[5] Jean-Yves BROUDIC, ibid.