Conférence Charles MELMAN – 28 Janvier 2005 – Chambéry

Je vous remercie pour votre invitation que je vais aborder avec une certaine appréhension dans la mesure où ce que j’ai à vous dire me paraît tellement déplaisant que j’espère que vous m’arrêterez rapidement et que vos objections pourront m’instruire et puis m’éviter d’être déplaisant à l’excès ce qui serait me rendre service.
Ce nom : Mère éveille, je pense, chez chacun d’entre nous la nostalgie d’une donation qui était voulue et qui n’a pas pu s’accomplir ; une donation manquée, manquée si on admet que finalement ce que la mère peut nous donner de mieux, c’est précisément ce qui est cause de ce ratage c’est-à-dire que ce qu’elle peut nous donner de mieux, c’est ce qui lui manque ; ce que Lacan comme vous le savez appelle « don d’amour », l’amour comme don de ce qu’on n’a pas. Et si une mère consent à s’exposer à son enfant comme précisément assumant ce manque, c’est-à-dire ce désir qui est ouvert en elle, eh bien il est clair que c’est de cette façon qu’elle va permettre à l’enfant de s’introduire lui-même au registre du désir et de chercher à y prendre sa part. Il me semble que cette mise en place a déjà l’avantage de faire ressortir combien ce qui est espéré d’une mère est peut-être moins la façon dont elle cherchera à combler son petit pour justement lui faire oublier dans la mesure où elle peut mal le supporter, ce qui est son propre défaut, ce qui est son propre désir et comme nous le savons il y a des bébés qui réagissent très vite à cet excès de comblement par la mère, qui réagissent très vite par tous les moyens et les mamans ne comprennent pas que le gosse il soit là à vomir, à protester, à ne pas être content alors que vraiment elle semble lui donner plus que ce qu’il faudrait et elle est là bien mal récompensée et cela entame bien sûr ce qui sera le chagrin en général prêt à durer d’une mère, c’est-à-dire le fait qu’elle ne sera pas récompensée puisque cette donation essentielle de son amour c’est-à-dire de ce qu’elle n’a pas n’est pas forcément bien reçu par sa progéniture et comme on le sait justement, une des grandes difficultés qui va s’organiser entre une mère et sa fille tournera précisément autour du refus de la fille d’accepter ce manque maternel ou bien de l’inscrire au compte de sa particularité mais en tout cas d’enregistrer le fait que cette mère, à part son amour, c’est-à-dire l’essentiel, le don de ce qu’elle n’a pas, cette mère ne semble pas en mesure, capable de lui donner les insignes de la féminité, ignorant bien sûr que justement une des particularités de la féminité est de ne pas se soutenir de ce qui serait un insigne significatif. Peut-être que justement la caractéristique de la féminité ce serait précisément de manquer de l’insigne adéquat, quelque soient les éléments de l’imaginaire, quelque soit l’apprêtement de l’image qui soit à cette occasion sollicitée.
Il me semble, et c’est ce que je vous propose, que le problème d’une mère si l’on se met un instant au niveau de ce qui l’inquiète, c’est de savoir comment transmettre à son enfant, comment justement, à part son amour, ce qu’il ne perçoit pas je le disais à l’instant, comme un don, comment lui transmettre ce qui pourrait venir fonder son identité sexuelle. Alors on pourrait rentrer ici dans une série très riche de tableaux cliniques qui vont depuis la façon dont une mère engage avec son fils une relation incestueuse imaginaire pour en faire le héros, celui qui justement a dépassé l’inceste, inceste de rêve, purement je dis bien imaginaire mais où secrètement elle en fait, par rapport à son mari, celui qui serait le plus aimé en réalité voire le plus désiré et afin de lui donner justement à ce fils, cette consistance du héros ; situation qui n’est pas parmi la diversité des tableaux cliniques et je ne prends celui-là qu’à titre d’exemple de ce que peut être l’effort à cet égard ; de même on sait que c’était à peu près la position qu’avait Freud – le petit Sigmund à l’endroit de sa maman, à l’endroit d'Amalia – et un jour nous ferons une soirée pour savoir quelles ont été les incidences sur Freud, sur sa théorisation, cette position privilégiée, c’est-à-dire négatrice de la castration – supposer un au-delà à l’Œdipe – eh bien on pourra un jour – je dis ça en blaguant bien sûr – examiner, apprécier sur ce que cela peut faire chez un fils ; ceci simplement pour tout de suite nous introduire à la question qui va être centrale pour une mère c’est-à-dire de son rapport à elle à la castration et qu’il n’est pas si simple de répondre avec automatisme pour dénoncer d’éventuels excès – dans la relation imaginaire – d’éventuels excès et que nous avons à être plus attentifs aux effets que cela peut avoir sur cet enfant, sur ce garçon et en nous demandant dans ce cas effectivement, d’où est-ce qu’il le tient son instrument.
Et puis, toujours dans ces tableaux cliniques, et pour aller de l’autre côté, il y a ce que j’évoquais il y a un instant, cette facilité avec laquelle une mère peut mal résister à la situation de rivalité qu’instaure sa position à l’endroit de la fille, qu’elle peut retrouver à l’endroit de sa fille la même position de rivalité qu’elle avait à l’endroit de sa propre mère ; ça recommence ! On vient à peine d’en sortir, elle vient à peine de sortir de sa position de fille à l’endroit de sa mère eh bien voilà maintenant que ça recommence avec la fille, la rivalité bien entendu entre autre à l’endroit de l’homme de la maison ! Ces tableaux cliniques, pour simplement nous rappeler combien nous sommes là, concernant la position maternelle, dans une situation conflictuelle et où pour le moment il n’est sûrement pas question pour nous de trancher, mais pour prendre un peu de surplomb sur ces problèmes, de souligner qu'il y a comme nous savons, deux façon de transmettre puisque j’avançais tout à l’heure que c’était l’inquiétude maternelle : comment transmettre à son enfant son identité sexuelle. Il y a deux façon de transmettre : l’une qui est la castration et l’autre qui est la donation. Or il est bien évident comme j’essayais déjà de l’introduire tout à l’heure, qu’une femme, par destination, n’est pas en position d’attendre de la castration la reconnaissance de son identité féminine contrairement au copain d’en face. Autrement dit, ce que nous appelons castration, opération symbolique certes, quelle est son expression factuelle ? A quel moment pouvez-vous dire : ceci, telle conduite, tel comportement relève de la castration ? Mais en tout cas une mère n’étant pas amenée par sa position d’origine à estimer qu’il y a quoi que ce soit à attendre de la castration, ne peut bien sûr que vivre ces problèmes dans le champ de la privation, de la frustration. Comme on le sait, privation et frustration vont en général être réciproques dans la relation avec l’enfant puisque la scène familiale a cette particularité de rarement être organisée par le scénario de la comédie qui se termine bien : on connaît rarement, je ne sais pas si vous en connaissez, d’histoires familiales dont on peut dire qu’elles se terminent bien ; en général elles restent ouvertes sur justement les traumatismes de déceptions mutuelles, d’insatisfactions mutuelles, et caetera, et caetera, et chacun est amené à quitter la scène sur le regret de ce qui là a été semble-t-il si généralement une ratée.

Pour revenir sur ces deux termes, donation et castration : la donation nous savons ce que c’est et j’ai porté l’accent en ce qui concerne la mère sur le fait que le don le plus précieux qu’elle puisse faire c’est-à-dire celui de son amour, c’est-à-dire de ce qu’elle n’a pas, ne sera pas identifié comme tel, ne sera pas reconnu comme tel, il sera enregistré volontiers par l’enfant sous le signe de la plainte et du reproche : ah tu passes ton temps à ailleurs au lieu de t’intéresser à moi, je tousse, je suis malade, j’ai ceci, j’ai ça et c’est avec lui que tu passes tes soirées et caetera.
Et puis comme je l’évoquais ce champ de la castration dont j’aimerais peut-être que si vous voulez bien tout à l’heure vous me disiez vous-mêmes quelle est la représentation factuelle que vous en donnez. Ça consiste en quoi la castration ? Comme vous le savez Lacan est arrivé à la fin de son parcours en disant dans l’un de ses derniers séminaires, je ne sais bien évidemment plus lequel : la castration, je ne sais même plus ce que c’est ! Alors comme nous n’en sommes pas encore les uns et les autres tout à fait aux derniers séminaires, ce terme dont nous nous servons si aisément, ce ne serait pas mal que nous puissions dire en quoi ça consiste. Il y a cette particularité qui est que dans le lieu familial, l’enfant ne peut pas prendre la parole en tant qu’être sexué, que l’une des propriétés du lieu familial c’est de faire qu’il y fonctionne comme asexué Ce que je dis là c’est une banalité puisque quand on découvre les traces de sa sexualité cachée, et justement cachée, ça peut se passer de diverses façons mais jusqu’à il y a peu, il y a quelques années, et finalement comme tout change ça a changé aussi, il n’était pas question d’abriter les amours d’un enfant dans le lieu familial, ça se faisait en général – sauf quand les parents n’étaient pas là – ça se faisait à l’extérieur. Donc cette espèce de singulière propriété de l’espace familial fait que l’enfant ne peut s’y exprimer en tant qu’être sexué que dans la promesse de ce qu’il aura à se construire un espace où il sera légitimé s’il le souhaite, à faire l’exercice de ce qui là pour lui était interdit. Est-ce que c’est la castration ? C’est-à-dire le fait que pendant ces années de formation et d’apprentissage, la créature humaine quelque soit par ailleurs son degré d’évolution spirituelle, ou biologique parce qu’il y a des enfants qui sont précoces tout de même, est à cet égard frappé d’interdit ? Est-ce que c’est ça la castration ? Est-ce que c’est dans la privation de jouissance, le sacrifice de jouissance que le névrosé – puisque c’est de lui dont il est question dans l’affaire – que le névrosé a la fierté d’assumer, est-ce que c’est ça ? Autrefois il y avait des sacrifices de taureaux, de brebis, d’êtres humains et caetera et puis il y a eu cette mutation culturelle qui a fait qu’il ne s’est plus agi que d’un sacrifice symbolique et qui est une part de la jouissance – je m’impose une limite, je m’impose des règles à ma jouissance si je ne suis pas pervers – est-ce que c’est ça ? Ça a sûrement à voir avec la castration mais est-ce que c’est vraiment la condition pour que j’aie accès à la sexualité ?

En tout cas et pour en revenir à ce qui nous intéresse, pour une mère, si elle s’engage dans ce champ-là vis-à-vis de son enfant dans la mesure où c’est elle qui semble en être l’agent, si c’est elle qui semble en être l’agent, l’enfant le prendra systématiquement dans le champ de la privation et de la frustration et aucunement de la castration, c’est-à-dire de la promesse que ce sacrifice consenti comporte avec lui l’engagement d’un exercice ultérieur licite, qu’il convient ainsi de sacrifier pour se trouver ensuite légitimement autorisé sexuellement à fonctionner. Disons que les interdits à cet égard exercés par la mère auront rarement sinon jamais cet effet de stimulation que peut avoir par ailleurs la castration, autrement dit son attitude à cet endroit, à l’endroit du sexe de ses enfants, d’annulation, de refus de considérer, d’interdiction d’exercice, de refus de reconnaissance, eh bien nous ne constatons pas que cette attitude ne soit jamais ce qui s’avère fortifiant pour l’avenir de ses enfants.
Quoi qu’il en soit, et c’est peut-être là-dessus que je commence à me paraître éminemment déplaisant, de plus en plus déplaisant à moi-même, le problème ainsi posé avec ses malfaçons, des malfaçons dont nous venons tous, eh bien ces malfaçons sont en train de changer d’une façon tout à fait explicite et vous savez que le code de la famille est en train d’être peaufiné par notre actuel ministre de la justice, M. Perben, nom bien prédestiné. M. Perben est de formation morale et religieuse très classique, nous allons avoir des surprises, ça c’est certain. Nous les avons déjà et je me permets d’attirer votre attention là-dessus pour que, je dirais dans notre exercice clinique, nous soyons peut-être plus sensibles à l’originalité éventuelle des problèmes qui nous sont exposés, qui nous sont amenés et sur lesquels nous sommes interrogés. Ces modifications vous les connaissez et elles concernent bien sûr le statut de la femme au foyer avec l’application de ce progrès que constitue la parité, la reconnaissance d’une autorité parentale partagée et puis tout récemment comme vous le savez, la possibilité d’une transmission patronymique opérée cette fois-ci dans la lignée maternelle. Il s’agit bien-sûr du nom d’un grand-père, il s’agit d’un grand-père et non pas de celui de sa mère qui a pris le nom de son mari mais enfin au lieu que les parents se disputent entre eux pour savoir si l’enfant appartient à tel ou tel lignée, s’il appartient à la mère ou au père, là je dirais le patronyme viendra le dire clairement. Donc cette mutation à laquelle nous avons affaire, stipule quoi ? Elle stipule que l’index phallique devient également réparti chez le monsieur et chez la dame ! C’est-à-dire qu’ils sont à cet égard dans une position de quasi symétrie et en tout cas, n’appartiennent plus à deux groupes, deux moitiés hétérotopiques l’une vis-à-vis de l’autre puisque ils partagent l’un et l’autre un même signe phallique. Nous ne sommes plus dans ce qui pourrait apparaître comme le manque de la mère, le manque dans la mère puisque ce qui apparaît maintenant va être au contraire l’équivalence à cet égard du monsieur et de la dame et j’ai presque envie de vous dire – pourquoi ne pas le dire – l’homosexualité qui dès lors organise leurs rapports. Là on est marqué du même signe, s’il y a des différences anatomiques comme nous le savons, elles ne sont pas forcément prévalentes eu égard à l’image et au statut subjectif et c’est ce que les américains font de la manière la plus nette avec cette distinction dont on se gargarise chez nous, entre « sex et gender », (...) mais ce qui compte c’est bien évidemment partager le même genre.
C’est pourquoi j’ai donné à mon petit exposé de ce soir le titre de : « La fonction des mères », ce n’est pas de ma part un glissement de langage. Vous savez que si Lacan parle de la fonction paternelle c’est en tant que le père ne se soutient qu'en fonction de cet x qui est le phallus, c’est ça qui en fait un fonctionnaire ! La mère n’est fonction d’aucun référent, d’aucune instance, c’est même là le problème. S’il y avait un référent dont la mère aurait pu être le signe, aurait pu être la fonction cela aurait résolu la question ; à chacun le sien, pour les hommes le phallus, pour les mères une divinité spécifiquement féminine, je ne sais pas moi, mais il est évident que par cette opération que je vous rapporte, il est évident que la mère devient elle aussi « fonction » ! Fonction de ce phallus qu’elle a charge maintenant de garder, d’entretenir et de transmettre au même titre que son copain à la maison. Ce qui me paraît étrange – vous savez, soyez assurés, on se croît obligé de l’ajouter chaque fois mais en tout cas je l’ajoute volontiers, je ne suis pas en train de dénoncer ce qui serait quelque perversion ou le cheminement vers l’apocalypse, absolument pas – j’essaie simplement de voir comment ça se passe et comme ça change, voir les effets de ces changements. Pour ce qu’il en est des jugements, que chacun porte là-dessus ce qu’il veut, je n’ai pas fait l’apologie pour autant de la situation patriarcale, de la famille patriarcale et de ses difficultés ; si aujourd’hui la famille, on va l’appeler la famille anonyme, ça va être un autre type de difficultés.
Lequel ? Qu’est-ce que nous voyons déjà ? Quoiqu’il en soit ce qui n’apparaît pas dans cette modification du code de la famille – c’est ça qu’on oublie – c’est que la mère disparaît ! Je veux dire cette figure essentielle fondamentale, représentante et donatrice de cet Autre en tant que marquée de ce manque qui fait désirer et qui introduit l’enfant à la question du désir et à sa complexité, voire à la volonté de réparer ce manque chez maman, de le guérir, alors il se fait docteur ou bien il peut être le bon fils ou la bonne fille pour montrer que vraiment maman aurait tort de souffrir de son manque, eh bien cette position-là, la position maternelle en tant que telle disparaît, on ne va plus avoir que des mecs ; on va être tous entre nous. Est-ce qu’on va s’aimer davantage ? On verra bien.

Autre point qui apparaît aussitôt dans la foulée : le signifiant père était à ce jour le représentant de ce qu’elle pouvait désirer, elle, la mère, c’est-à-dire le représentant de cet instrument propre à la féconder, à faire d’une femme une mère c’est-à-dire quelqu’un dont l’identité se trouvait enfin symboliquement reconnu puisque semble-t-il pour une femme il faille en passer par là, qu’elle soit mère pour voir son identité féminine symboliquement reconnue ; autrement ça reste dans le réel ou dans l’imaginaire. Donc le signifiant père, le nom du père en tant que représentant de cette instance x qui organise le désir de la mère c’est-à-dire le phallus, le Nom du Père du même coup évidemment perd droit de cité puisqu’il n’y a plus dans cet autre maternel de lieu où viendrait s’exprimer ce genre de désir puisque marqué d’emblée, socialement de l’insigne phallique, on ne peut plus dire que ce soit de ce côté-là qu’elle manque de quelque chose.

Comme nous le savons, je l’évoque à l’occasion avec vous, il y a ces procédés mécaniques de fécondation, procédés techniques qui sont efficaces et qui témoignent que – comme la plaisanterie s’en fait volontiers – que l’on peut renvoyer un enfant qui s’intéresse à la question de connaître l’image de son père, on peut le renvoyer à l’éprouvette dont il est sorti.
Si je continue avec vous qui semblez d’une tolérance je dois dire excessive, dans la tentative d’évaluer les effets de tout cela, on voit bien que dès lors le rapport à l’Autre, au grand Autre, n’est plus marqué par le repérage du lieu où pour lui vient s’inscrire le manque, c’est-à-dire ce que nous appelons l’infini actuel, ce qui est au-delà de toute la suite des signifiants, de la suite des nombres et qui est bien là comme infini, présent, actif dans sa présence, mais nous avons affaire à un Autre dont l’infini est devenu virtuel, autrement dit il est celui que l’on est supposé pouvoir atteindre dans la mesure où on ne l’atteindra jamais : il n’y a pas la limite posée au-delà de laquelle s’inscrit ce qui est l’infini actuel. Vous savez que c’est une distinction très ancienne, spéculation très ancienne, aussi bien logique que théologique. Cet infini virtuel signifie qu'à l’extrémité, au bout du bout de la chaîne il doit y avoir quelque chose qui fonctionne bien comme infini puisque je ne peux pas y arriver avec la question : cet infini qu’est-ce qui l’habite puisqu’il n’est plus investi par un désir spécifié, la mère elle-même se trouvant lavée de cette faute d’être porteuse d’un manque ?

Dans cette perspective, on imagine bien que ce sens libidinal que Freud découvrait dans tout discours, comme organisateur des discours, comme organisateur des échanges, ce sens libidinal, c’est-à-dire phalliquement centré autour d’un impossible qui était phalliquement habité, que ce sens libidinal je dirais, devient problématique et devient problématique au profit de quoi ? Eh bien au profit de ce qui pourrait être la diversité des objets susceptibles au niveau d’orifices divers, d’être porteurs de satisfactions. Mais vous le voyez tout de suite, l’inscription de ce qui spécifie ces objets n’est pas dans l’Autre dans un tel dispositif ; je ne peux plus dire qu’ils viennent répondre à ce qui serait la demande de l’Autre et que constituant la demande de l’Autre, ils viennent fonder mon désir, il viennent organiser mon fantasme puisque de demande de l’Autre il n’y en a pas plus que de demande dans l’Autre, ce qu’il y a seulement dans l’Autre c’est un cheminement libre, un cheminement ouvert. Ouvert à quoi ? Je dirais ouvert à tout ce que nos modes, la mode aura isolé comme objet propre à assurer la satisfaction à tel ou tel moment de notre parcours ; c’est-à-dire que la régulation de notre désir se trouverait inscrit beaucoup moins dans la relation à un grand Autre que dans la relation à cette étrange figure que constitue aujourd’hui le consensus, le fait qu’à un même moment il y a des foules qui s’agglutinent autour du même objet et qui viennent donc le désigner comme objet du désir, l’objet de la satisfaction c’est celui-là, il y a consensus.

Je pourrais encore vous faire remarquer que ceci nous interroge sur le statut de l’inconscient à venir ou déjà là, quoique pour ma part j’ai encore une certaine attention chez les jeunes qui viennent nous voir ; statut de l’inconscient parce que dans ce dispositif tel que je l’évoque, il n’y a pas de demande spécifique de l’Autre de sorte que comme objet a il y a une demande vague, générale qui n’est pas fixée, qui n’est pas déterminée, des petits autres mais rien qui fasse ici pour chacun office de grand Autre si ce n’est je dis bien ce que j’appelle le consensus. Ce qui fait donc que ce que j’ai à retrancher de mon monde – pour mettre en place la scène du monde, ce que fait le fantasme – ce que j’ai donc à retrancher, ce à quoi j’ai à renoncer, ce que j’ai à abandonner, devient très énigmatique et d’ailleurs pourquoi y aurait-il quoique ce soit à quoi je doive renoncer ? Pourquoi y aurait-il quoique ce soit à quoi je doive dire non ? Pourquoi y aurait-il quoique ce soit que je doive refuser, que je doive refouler ?
Et c’est vrai qu’aujourd’hui nous n’en prenons pas conscience – c’est ma caricature qui va peut-être mieux vous en faire saisir la mesure – mais il est bien évident qu’aujourd’hui nos détritus, nos déchets sont avec nous sur la scène du monde, ça s’appelle la pollution ; nous vivons au milieu de nos excréments, ça fait problème mais tous les jours nous les respirons, il y a même des bulletins dans les journaux pour nous dire quel est le niveau, quel est le pourcentage dans l’air que nous respirons ; nous les buvons, tout ce que la flotte aujourd’hui trimbale, je ne vais pas rentrer dans le détail ; nous les mangeons et nous ne savons plus qu’en faire et nous sommes sûrement, alors ça c’est ce qui est génial je trouve, nous sommes les seuls animaux au monde qui acceptent de vivre au milieu de leurs déjections. Les animaux, ils ont un coin où avec leurs pattes ils recouvrent, ils cachent et ils ne vivent pas comme ça ...
A ce propos je voudrais vous faire remarquer – je vais bientôt m’arrêter parce que maintenant je trouve que ça suffit largement – que ce qui nous distingue justement de l’animal, je l’évoquais avec une dame il n’y a pas très longtemps, elle disait qu’il n’y avait pas de coupure radicale entre l’homme et l’animal, c’est une dame des neurosciences et j’ai cru devoir lui dire que l’animal, lui, il a un savoir inné qui lui permet de régler sa conduite sans problème, il n’y a que nous dans le monde animal qui sommes constamment à nous interroger sur ce que doit être notre conduite, savoir s’il est bien ou pas bien, savoir justement ce qu’on en a à retrancher ou ne pas retrancher, ce qu’on a à sacrifier ou à ne pas sacrifier, ce que l’on doit ou ce que l’on ne doit pas, ce que l’on doit à nous même et caetera, nous passons notre existence dans cette spéculation et dans cette culpabilité. Or ce que je ne voulais pas lui dire parce que je ne voulais pas la rendre trop savante, c’est qu'en réalité nous avons en nous un savoir inné qui guide vers la jouissance comme l’animal, c’est l’inconscient. Le seul problème c’est que contrairement à l’animal qui, lui, ce savoir il le suit sans aucun scrupule, nous cet inconscient, ce savoir, nous passons notre temps soit à nous en défendre, soit à lui réserver comme ça des petits moments secrets, privilégiés, plus ou moins cachés et caetera, et caetera.
Alors, si effectivement grâce à ce progrès qui est le nôtre, si effectivement nous sommes soulagés de l’inconscient, est-ce que toutes les créatures humaines ont un inconscient, qu’est-ce que vous en pensez ? C’est pas sûr. Ceux d’entre vous qui lisent attentivement ont pu remarquer par exemple à propos, dans son introduction à la traduction des Ecrits en japonais, Lacan met en doute le fait que les japonais aient un inconscient. Pauvres japonais, pourquoi ils n’ont pas d’inconscient ? Ben s’il n’y a pas d’écriture alphabétique, sur quoi porte le refoulement ? L’écriture japonaise, à l’imitation de la chinoise, alors là je vous fait un cadeau, elle est faite uniquement de traits unaires, ce sont des Uns, il n’y a que du Un. Il n’y a rien qui soit de la lettre, c’est-à-dire qui puisse servir de support à l’objet a. Il n’y a rien qui soit identique à la lettre et qui puisse venir justement nous donner un corps spécifique à l’inconscient ; l’inconscient dont justement je dirais, la direction est de vouloir récupérer ce que l’être parlant a sacrifié à la jouissance phallique, c’est-à-dire à la jouissance des objets a, ce à quoi l’être parlant a renoncé. Mais si l’inconscient est constitué lui-même de traits qui sont ceux de la jouissance phallique alors où est-ce qu’on en est, c’est bien la peine !
Ceci simplement pour vous rappeler, outre le fait que comme vous le savez, Lacan date la naissance de l’inconscient d’un évènement culturel très précis, la mise en place par Descartes qu’il appelle le fondateur de la science, c’est-à-dire l’organisateur de ce qui à partir de lui a été la forclusion du sujet ; le propre des neurosciences c’est de fonctionner justement, de poser en principe la forclusion du sujet et de refuser de s’intéresser à tout ce qui pourrait … justement ils s’en foutent, c’est bien en quoi neurosciences et psychanalyse ne parlent absolument pas des mêmes domaines et que le corps des neurosciences, c’est-à-dire cet espèce de corps abstrait et inerte, rien à voir avec le corps animé par le désir, le fonctionnement des orifices et de la physiologie, non seulement transformé mais mis en forme par le désir et qui est ce corps qui, lui, intéresse les psychanalystes. Neurosciences et psychanalyse ne s’intéressent pas du tout au même corps, ceci pour vous rappeler que ce guide vers la jouissance sa pérennité n’est pas garantie, de même qu’il est apparu à un moment donné et même si les neurosciences font beaucoup pour que l’inconscient subsiste, c’est-à-dire travaille à la forclusion du sujet mais néanmoins sa pérennité n’est pas assurée.
Ce qui veut dire que dans le défaut où nous serions les uns et les autres de ce guide dans une jouissance qui nous serait propre, singulière, la nôtre, celle qui me fonde dans la singularité – je suis comme ça et j’ai mes façons à moi de prendre du plaisir et avec des objets qui sont les miens et dans des circonstances qui sont les miennes et avec des partenaires qui sont ceux à ma convenance et pas d’autres et caetera – autrement dit ce qui fonde mon existence de vivant, ça peut très bien venir à s’évaporer et au profit de ce qui sera évidemment une suggestibilité accrue, massive de notre part, tous complètement livrés aux effets de suggestion, du consensus, non pas d’un grand Autre, Jusque-là nous étions les malheureux serfs de tous ces textes, de tous ces écrits, de toutes ces idéologies, nous venions je dirais, inscrire au lieu de l’Autre, du grand Autre. Là nous sommes éminemment les animaux offerts à la suggestion de tout ce qui nous viendra du consensus, c’est-à-dire des médias et je faisais à ce propos remarquer à cette dame qui s’occupait des neurosciences que les neurosciences ne procèdent pas, n’ont aucun autre moyen thérapeutique que la suggestion ! Elles n’ont rien d’autre ! Elles traitent par la suggestion les cas qui leur paraissent accessibles, c’est-à-dire les troubles alimentaires, les phobies et ce qu’ils appellent les T.O.C avec des résultats qui dépendent évidemment de la capacité de tel ou tel patient à être suggestionné ou pas ; là c’est une suggestion qui s’exerce au nom de la science ; c’est pas le pouvoir de l’hypnotiseur qui par sa voix ou bien le petit objet brillant qui fascine son patient, qui agit. La voix ne va plus fonctionner comme ça, c’est la science qui fonctionne au titre de suggestion – ça dit vrai – donc je ne sais pas si vous avez déjà vous-mêmes examiné ça que l’on donne au patient pour lui apprendre comment dépasser, vaincre tous ses symptômes. Voilà, alors merci beaucoup pour votre attention et j’espère vos nombreuses protestations et objections.

Questions :

Janine Marchioni : Cette disparition de la mère, je ne l’avais jamais pensée comme ça parce qu’on a plutôt l’impression qu’on parle beaucoup justement des mères et comme vous le dites on comprend bien à ce moment-là ce qu’on voit fleurir actuellement qui est la disparition du désir pour la jouissance, puisqu’on voit particulièrement autour de nous et même chez les jeunes, cette profusion de jouissance – en tout, tout azimut – et beaucoup moins de choses qui pourraient nous ramener dans le registre du désir. Ma question, c’est qu’aujourd’hui où il y a beaucoup de familles monoparentales et je dis monoparentales, ça veut dire seulement une mère et ses enfants, voire son enfant, comment une mère peut-elle s’en débrouiller pour ne pas tomber dans la fonction, justement, et rester une mère ce qui me paraît pas très simple. Parce qu’avant son autorité elle pouvait l’avoir en tant que délégation de son homme, parce qu’elle était bien obligée d’exercer une autorité sur les enfants, mais aujourd’hui s’il n’y a plus d’homme, comment peut-elle faire pour ne pas engager ses enfants dans cette voie...
Ch. Melman : Alors donc vous voulez que nous entrions dans l’orthopédagogie ?

Janine Marchioni : ... pas exactement quand même mais ça me paraît difficile, plus difficile aujourd’hui.

Ch Melman : Ecoutez, il faut d’abord partir de ceci : c’est que comme j’essayais de la faire valoir, dans tous les cas c’est difficile ! Partons déjà de là : que la difficulté est différente pour une mère seule, que de toute façon les conseils qu’on lui donnera ne l’empêcheront sûrement pas de faire à sa façon ; ce en quoi elle a bien raison puisqu’elle ne peut pas faire autrement. La seule chose que nous pouvons dire mais d’un point de vue, je dirais absolument d’esthète, en sachant que ça n’aura pas d’autres conséquences, c’est que le cadeau qu’elle pourrait faire à son enfant ce serait de lui laisser entendre qu’il ne suffit pas à combler son désir et qu'elle est en mesure de désirer hors de lui et au-delà de lui. Ceci étant comme vous le voyez bien si vous allez à une consultation, donner ce genre de prescription à une mère, vous faites l’ordonnance, vous n’allez pas être spécialement bien reçue, vous ne pouvez pas être reçue. Mais je dis bien tout ce que l’on peut dire c’est que dans le meilleur des cas, ce sera pour elle ça, autrement dit « oui tu concernes mon désir mais tu ne me suffit pas pour le fermer, pour le combler »

Françoise Rey : Ce n’est pas souvent que l’on parle de la mère en ces termes, d’insister sur son manque et ce n’est pas toujours comme ça qu’elle est présentée. Cette manière d’amener justement à partir du manque ce qui pourrait lui arriver à l’heure actuelle, cela est particulièrement intéressant.

Mr X : Vous dites que Lacan date l’apparition de l’inconscient à partir de Descartes, est-ce que ça revient à dire qu’avant les gens ne rêvaient pas ?

Ch Melman : Il suffit de voir de quelle façon étaient traités les rêves. Le problème c’est qu’en aucun cas ils ne pouvaient être entendus comme étant l’expression d’un vœu assumé par le rêveur, à rapporter à la personne même du rêveur ; le rêveur était en quelque sorte concerné par cet étrange scénario qui était celui du rêve mais situé comme étant à la source de son organisation, le rêveur lui-même et dans ce qui serait la partie la plus vive et la plus intime de son être et le rêveur comme ayant à assumer son rêve, à l’endosser, à l’endosser non pas comme une manifestation diabolique ou bien attribuable à des forces diverses et caetera, mais à y reconnaître si je puis dire sa propre écriture, c’est quelque chose qui n’existait pas. C’est-à-dire qu’il a fallu la forclusion du sujet opérée par la démarche scientifique pour que la place du sujet se trouve en quelque sorte affranchie de la scène de la réalité pour venir habiter le réel et donc se donner à entendre, s’exprimer de cette façon étrange. Et il a fallu ce pas de plus c’est-à-dire celui opéré par Freud, pour que le rêve prenne la forme d’une adresse, de l’adresse à un interlocuteur et lorsque vous prenez la Tramdeutung vous voyez bien, vous êtes émerveillés par la richesse des rêves de Freud, leur beauté, leur complexité, leur éloquence mais ils sont adressés à un interlocuteur qui est le Professeur Freud en train de chercher à expliquer la science des rêves et qui fonctionne comme un rêve d’ailleurs « qui l’a fait le dit » et qui expose sa propre anatomie dénudée aux yeux du public, c’est un rêve qu’il a fait. Donc le rêve lui aussi n’est pas une sorte de production physique permanente et fixée une fois pour toutes dans l’évolution de la culture.

Mr X : Et par extension comment la société japonaise considère-t-elle le rêve ?

Ch Melman : Ecoutez, là vous êtes aimable de me poser ce genre de question mais je vais vous répondre : sincèrement je ne me suis pas intéressé à cela ; il faudrait leur demander, il faudrait voir mais ce que je pense c’est que pas nécessairement de la même manière chez un japonais qui est en analyse, ça arrive, que chez un japonais je dirais, tranquille.
Un patient qui rapporte un rêve sur le divan, l’analyste y est toujours dans le rêve, il a d’ailleurs à chercher quelle place mais il y est. C’est un rêve qui est fait pour lui dans ce cas-là.

Colette Brini: Finalement ce qui est difficile dans ce que vous avez dit, c’est que en même temps il y a cette position maternelle qui disparaît et en même temps comme le signalait Janine, les mères viennent sur le devant de la scène, elles deviennent quelqu’un ! Quelqu’un auquel on s’adresse, on les fait parler et je trouve que du coup on est dans une sorte d’ambiguïté – c’est pas une ambiguïté d’ailleurs – une difficulté à laisser entendre que ce serait ça une mère, ce serait quelqu’un. Je ne sais pas si je me fait bien comprendre, d’une certaine façon à l’heure actuelle elles sont des sujets, voilà, au même titre que d’autres sujets ; c’est tout à fait problématique puisque effectivement la dimension du manque n’est plus là.

Ch Melman : Oui vous avez raison Colette, mais ce que je crains c’est qu’on ne prenne là, la mère je dirais, dans cette sorte d’acceptation – si vous me le permettez – vulgaire c’est-à-dire comme étant la donatrice capable de répondre finalement à toutes les demandes et à tous les besoins, c’est-à-dire cette figure de la mère n’est-ce pas comme ces représentations antiques mamelonnées de partout, un mamelon pour tous les besoins ! Et il est certain que notre organisation sociale qui a l’hypocrisie de se vouloir un idéal de ce type, autrement dit une société qui viendrait répondre à tous les besoins de ses membres est donc une promotion de cette image de la mère. Et justement je crois que là-dessus les psychanalystes ont des informations, ils savent que malheureusement ce n’est pas aussi simple.

Colette Brini: Je ne suis pas sûre que ce soit si bien intégré, y compris chez les analystes.

Ch Melman : Ecoutez ça les regarde, vous savez si l’on prend, si l’on examine la figure des femmes illustres dans le champ de la psychanalyse, celles qui ont été des psychanalystes illustres et on pourrait penser à Mélanie Klein, on pourrait penser plus près de nous à Dolto, à Mannoni, je ne mettrais pas dans cette catégorie Anna Freud qui était très ennuyeuse, si vous essayez de lire Anna Freud, c’est très ennuyeux mais ce que vous voyez, ce qui les distingue de leurs amis masculins, c'est qu'elles, elles sont généreusement donatrices de ce que les amis masculins ont pour habitude de taire, parce que eux ne disent pas et qu’ils cherchent à laisser à entendre – dans le meilleur des cas – eh bien elles ont, elles, en général la simplicité d’y aller directement, t’as pas besoin de.. Pourquoi chercher à entendre quand tu peux dire simplement, tu le dis ! Et elles y vont comme ça franc-jeu, directement ; ça n’empêchait pas Dolto de faire de l’Œdipe, le centre de ses interprétations mais justement elle le faisait en le disant avec une telle crudité qu’on se demandait où était encore l’interdit et la castration puisqu’elle disait les choses avec une liberté et une complétude qui était intéressante. Alors on pourrait donc effectivement supposer que – pourquoi pas ? – dans le champ analytique lui-même il puisse y avoir des divergences sur la façon de procéder et sans forcément je dirais – j’allais dire trancher – sans forcément se résoudre à décider. Il est évident que la difficulté pour les lecteurs ou les auditeurs de Lacan, c’est qu’il sollicitait évidemment son auditoire, il sollicitait dans son auditoire sa faculté à entendre ou pas. Sa devise c’était : « Entend qui veut ! », sous-entendue la propriété de la parole c’est moins de déclarer, de dénoncer, que de donner à entendre c’est-à-dire de faire de ce qui lui manque, à la parole, le lieu permettant le déploiement de tout ce qui est à signifier, ne pas le ramasser, le résumer à « voilà ce que ça veut dire ! Mange ! », mais de laisser à chacun l'opportunité de ce déploiement qui en outre conclue sur le défaut de bouchon ultime : pas de système, c’est ça qui est ennuyeux chez Lacan : pas de système ! Vous pouvez commencer par le séminaire numéro un et puis terminer par le dernier, vous n’arriverez jamais, bien qu’il parle toujours de la même chose, vous n’arriverez jamais à en faire un système ; ça ne s’organise pas ensemble comme un espèce de meccano où chaque chose serait comme ça une bonne fois à sa place, les concepts prennent chaque fois des valences et des effets différents selon le thème et la circonstance et le moment, et cætera, et caetera. Et donc vous voyez il y a là deux procédures qui sont possibles, qui sont effectives, que l’on peut discuter, tenter d’évaluer : qu’est-ce que qui est le mieux, qu’est-ce qui est le moins mal et cætera. J’ai assisté à des séances quand j’étais très jeune qui se faisait à la Société psychanalytique de Paris avec Lebovici et son travail avec des adolescents ; il travaillait absolument comme ça en coup de poing ; il disait à l’adolescent, il lui balançait une série de vérités comme ça dans les gencives : pan ! pan ! On se disait que le gamin devait être drôlement résistant pour encaisser tout ça. Voilà ! Il avait le sentiment de lui avoir donné ce qui était sa vérité.

Paula Cacciali : Je me demandais si la mère n’est plus organisée dans ses relations avec l’enfant à partir de ce manque que le père vient représenter et où est son désir mais à ce moment là je me demandais comment pour la parole, pour parler, devenir un parlêtre, comment ça se passe, qu’est-ce qui va se passer parce que s’il n’y a plus de référent phallique, puisque c’était le propos, s’il n’y a plus de référent phallique – vous posiez la question de l’inconscient – comment un enfant va advenir à la parole ?

Ch Melman : C’est une excellente question, vous n’avez qu’à observer la façon dont les gosses parlent aujourd’hui, et la façon dont du même coup ils écrivent. Moi ce que j’aimerais c’est que parmi nous, certains qui en ont la familiarité, se mettent à l’étude des textos, j’aimerais bien lire des travaux de psychanalystes là-dessus, moi je n’ai pas le temps et puis je n’y connais rien mais ça va être là un mode d’écriture et moi j’attends le premier roman qui va paraître écrit en texto. On va le voir, ça je vous le promets, ce sera peut-être très amusant et très instructif mais il serait très intéressant de savoir, justement, c’est que les psychanalystes ont là-dessus à faire remarquer .

Mr Y : La question que je voulais vous poser et c’est une remarque aussi c’est que les mères sont mises à mal beaucoup par les travailleurs sociaux, les enseignants et caetera, elles sont beaucoup critiquées dans la façon de procéder avec leur enfant et aussi beaucoup du côté de la justice puisqu’on voit assez souvent des adolescents qui sont en crise vis-à-vis de leurs mères et la mère se retrouve finalement assez rapidement avec le retrait de l’autorité parentale, le droit d’hébergement ; on voit donc actuellement que ce n’est pas facile, elles ne sont plus du tout soutenues par le père.

Ch Melman : C’est certain mais comme j’ai essayé de le faire entendre tout à l’heure, il est absurde de vouloir critiquer et imposer à une mère qui dans le meilleur des cas ne peut que se fier à ce savoir inconscient qui est le sien pour répondre à l’enfant et qu’il vaut beaucoup mieux je dirais, pour l’enfant d’avoir affaire à une mère aussi authentique que d’avoir affaire à une mère « pédagogisée » alors ça c’est abominable pour le gosse bien sûr ou avoir affaire à une mère « hygiénisée » alors ça c’est le pire ! Vous connaissez tous l’histoire qui fait que les mères américaines justement qui ont été aseptisées par le Docteur Spock jusqu’au moment où le Docteur Spock lui-même je dirais, avant de défunter a cru bon de soulager sa conscience en disant que tout cela c’était complètement bidon et qu’il n’y avait rien de sérieux. Bon je crois que ce qui peut être utile à un enfant c’est les travers de sa mère ; alors ou bien il en devient idiot ou bien il en devient intelligent mais c’est le choix qui lui est donné ! Voilà, choisis ! Mais la mère, elle, elle n’a pas la possibilité d’être autrement qu’elle n’est.
Il y a des mères qui couchent avec leur gosse, alors tant que ça se passe à la maison, tout le monde s’en fout et ça n’étonne personne, mais une fois que ça vient évidemment à la table du dispensaire, on se regarde, on échange un clin d’œil .. ben oui, ben oui. Parce que premièrement il n’y a pas de place, deuxièmement il fait froid, troisièmement c’est plus agréable comme ça et caetera, et caetera. Et là aussi c’est comme pour le reste, sortons nous de l’idée qu’il y aurait une constellation qui serait la constellation généralement recommandable et bonne, acceptons que nous sortions de.., reconnaissons que nous sortons de toutes ces misères et que c’est comme ça et que nous allons aussi sans doute en transmettre une certaine part.

Marianne Amiel-Dal Bo : Je vais oser une question qui me reste encore floue mais vous parlez d’un Autre qui dans l’infini serait devenu virtuel, dans ce cas là, l’Autre ce n’est plus un lieu, il n’opère plus….
Ch Melman : Je vous demande pardon ce n’est pas l’Autre qui est devenu virtuel, c’est l’infini qui dans l’Autre est devenu virtuel.

Marianne: Donc dans ce cas là il n’opère plus comme lieu, je veux dire que en tant que...
Ch Melman : Il opère comme lieu mais un lieu qui n’est plus assignable et qui n’est plus assigné
Marianne : Et qui est quoi alors ?
Ch Melman : Ben voilà ! C’est la question que chacun se pose ; autrement dit qu’est-ce qui me veut ce lieu-là ?
Marianne : Il supporte quoi ce lieu là finalement ?
Ch Melman : J’aimerais bien le savoir .
Marianne : Est-ce que c’est un simple trajet de pulsion ?
Ch Melman : Le trajet pulsionnel, je l’ai évité pour ne pas introduire une complexité supplémentaire mais ça ne concerne pas directement la pulsion, ça concerne – à mon sens – des modifications topologiques qui rétablissent la structure de la sphère comme organisatrice du dispositif psychique, de la sphère et non plus du cross-cap c’est-à-dire qu’il n’y a plus cette ligne d’interpénétration propre au cross-cap ; il n’y aurait plus je le mets au conditionnel, je vous expose une thèse, il faudrait vérifier, il n’y aurait plus non plus cette chute de l’objet a et donc le retour à une organisation sphérique qui est la grande organisatrice de tous nos fantasmes, comme une sphère sans faille mais d’une sphère qui du fait de cet infini virtuel, serait en constante augmentation, en constant déploiement ; alors pour aller où, je n’en sais rien.
Marianne : Ce qui constitue le lieu de l’Autre c’est la parole, enfin c’est le langage et c’est vrai qu’aujourd’hui vous parlez de textos et caetera, et cette parole se perdant du coup qu’est-ce que ça construit ?
Ch Melman : Voilà ! Absolument !

Janine Marchioni : Je crois qu’il y a aussi un autre aspect de ce langage. Une de mes patientes me disait : comment apprendre à lire et à écrire à des enfants en CP aujourd’hui quand on est dans certaines zones – évidemment pas partout fort heureusement – elle disait : ce qui me frappe c’est qu'ils parlent, il n’y a pas de problème, mais on a l’impression que c’est quelque chose qui est – alors je ne sais pas si l’on peut dire que c’est proche de la psychose, parce que ce ne sont pas des enfants psychotiques du tout – elle me disait : ce qui est tout à fait frappant c’est que les mots n’ont pas de représentation pour ces enfants. Elle le disait dans ces termes, on peut leur dire une phrase la plus élémentaire qui soit, c’est comme s’ils n’arrivaient pas à avoir une représentation de ce qui est dit, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas d’image - je ne sais pas comment il faut en rendre compte, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de possibilité. Alors ils peuvent faire une phrase mais cette phrase ne veut rien dire puisque ce sont des mots qui courent. C’est un autre aspect de ce …

C. Melman : Ce que vous dites-là Janine, serait une illustration de ce que nous évoquions tout à l’heure comme étant cette dé-phallicisation, la dé-libidinalisation de l’organisation signifiante, ce qui fait qu’on ne sait plus – ça reprend votre propre question – qu’on ne sait plus très bien ce que ça veut dire, qu’est-ce que ça signifie tout ça ; ça peut signifier n’importe quoi.

Jean- Luc Cacciali : Une question clinique : est-ce que l’anorexie mentale de la jeune fille n’illustre pas ce cas où la mère devient fonction et qui du fait de sa fréquence actuelle, de l’augmentation de sa fréquence serait en même temps l’illustration d’une clinique qui deviendrait justement de plus en plus fréquente ?

Ch Melman : c’est possible ; c’est une remarque qui paraît très judicieuse et qui m’évoque effectivement les quelques cas dont je m’occupe et où votre remarque s’avère applicable ; c’est parfaitement possible. Ceci étant l’anorexie a existé avant mais c’est vrai que l’anorexie/ boulimie prend une fréquence inhabituelle par rapport à la situation d’autre fois ; c’est possible.