Conférence faite à la Maison de l’Amérique latine à Paris.

Cycles de conférences sur le thème : Ségrégation : conflits de jouissances.

 

Mon titre se réfère à une remarque que fait Lacan dans son séminaire L’envers de la psychanalyse où il dit qu’il ne connaît qu’une seule origine à la fraternité humaine, c’est la ségrégation. Remarque assez surprenante d’un premier abord… Et il insiste même en disant que tout ce qui existe est fondé sur la ségrégation et au premier temps la fraternité.

Il a parlé à plusieurs reprises de la ségrégation, c’était dans les années 67 à 71. Je l’avais évoqué lors du colloque Comment être chez soi et Angela Jesuino m’a demandé si je pouvais aussi le reprendre pour ce cycle de conférences. Je vais donc m’y référer assez précisément puisque nous verrons qu’à chaque fois Lacan amène un point nouveau et nous verrons qu’il donne une grande importance à cette question parce qu’elle concerne au plus haut point les psychanalystes.

Il annonçait que les progrès de la civilisation universelle (à entendre la mondialisation) allaient se traduire, non seulement par un certain malaise, mais par une pratique, celle de la ségrégation et il annonçait la généralisation de cette pratique. Il en faisait un problème de l’époque à venir, auquel les analystes auraient à répondre. C’est donc ce que nous allons tenter de faire ce soir.

La question que je vous propose est la suivante : si tout ce qui existe est fondé sur la ségrégation comme le dit Lacan et même pourrions-nous dire la fraternité, alors il est nécessaire pour les analystes de ne pas en rester à un abord moral ou humanitaire mais de dégager les traits de structure langagiers de cette pratique qui peut mener au pire.

Au cours de l’histoire récente, il y a eu les terribles phénomènes ségrégatifs raciaux qui pourraient nous inciter à penser qu’ils seraient derrière nous, et la ségrégation avec, qu’ils ne seraient plus d’actualité, et que le problème ne serait plus aussi brûlant que Lacan a pu le prédire.

Alors qu’en est-il aujourd’hui ?

Il n’en est rien, déjà la crise migratoire nous montre l’importance de cette pratique à ciel ouvert mais il y a aussi une ségrégation moins visible, qui pour autant se ramifie, s’étend et même se généralise.

Dans un rapport très récent, la Cour des comptes constate que les politiques publiques n’ont pas réussi à résorber la ségrégation sociale. Ségrégation sociale, c’est leur propre terme.

Ce qui se passe actuellement avec les gilets jaunes est l’occasion de constater que pour le moins il y a une ségrégation entre les zones rurales et les métropoles, même si ce n’est pas la cause essentielle.

Et puis, elle peut être beaucoup plus insidieuse. Vous avez peut-être fait attention à un mouvement, celui des femmes qui ont décidé de ne pas avoir d’enfants. Avant, on les disait sans enfant, même quand cela était par choix. Aujourd’hui, elles se disent libres d’enfants. C’est un choix qui est permis par le libéralisme. C’est un mouvement qui se structure et qui maintenant demande à disposer de zones sans enfant et même d’être déchargées des impôts liés à la scolarisation des enfants. Il s’agit d’un mouvement qui se développe et se structure ! De façon certes insidieuse, il s’agit bien de ségrégation.

Avec les progrès de la civilisation universelle, la question qui se posera avec de plus en plus de virulence sera celle de comment séparer les groupes humains puisque si la civilisation est universelle, il y a un seul grand ensemble. Je disais que bien sûr nous entendons derrière ce terme de Lacan de civilisation universelle le problème de la mondialisation.

Mais qu’est-ce qui peut permettre à Lacan de prophétiser la généralisation de cette pratique de la ségrégation ?

Il en parle quand il conclut les journées consacrées aux psychoses de l’enfant en 1967. Il reprend le terme qu’Oury a utilisé au cours de ces journées, celui de la ségrégation des psychotiques. Il le reprend en le considérant comme un petit modèle local qu’il généralise en le situant au niveau de la réponse du collectif vis-à-vis de ce qu’il faut séparer. Segregare, c’est séparer et la séparation est une question qui touche à la structure même de notre rapport au langage, celle de la séparation avec l’Autre.

Il ajoute que les psychanalystes auront à répondre à la ségrégation, qui est mise à l’ordre du jour par une subversion sans précédent que produit la science. Je souligne ce point. Il n’insiste pas d’emblée sur le libéralisme et l’économie de marché mais sur les effets de la science et il ajoute que c’est le problème le plus brûlant de notre époque, la première à ressentir la remise en question de toutes les structures sociales par les progrès de la science et que ce à quoi nous allons avoir affaire, aussi loin que s’étendra notre univers et de façon de plus en plus pressante, c’est à la ségrégation. Il fait une remarque très intéressante que je n’ai pas le temps de développer, mais que je vous signale. Il évoque le temps planétaire dans lequel les hommes s’engagent dans un nouvel ordre social celui de l’impérialisme. Impérialisme, qui pour lui doit être différencié de l’ordre social qui précède, celui de l’empire. Nous ne mesurons plus que nous vivons pour la plupart dans des sociétés issues des différents empires, qui ont pu d’ailleurs durer très longtemps et ainsi façonner, mais aussi structurer les différentes populations, les différentes cultures, les différentes religions.

Pour Lacan les hommes s’engagent dans un nouvel ordre social, celui de l’impérialisme et se posera alors la question brûlante : comment séparer les groupes humains voués au même espace ? La mondialisation produit un effacement des frontières dont nous pourrions nous réjouir mais qui pour lui se paiera de plus en plus de cette pratique de la ségrégation, ajoutons, pratique qui nécessairement se généralisera.

Dans une conférence qu’il donne à l’Hôpital St Anne et qui nous est restée avec le titre de : Petit discours aux psychiatres, il insiste à nouveau sur les transformations que connaît le monde sous l’effet de la science actuelle et qui sont considérables. Et à cette occasion, il ajoute un autre effet de la science que celui de la remise en question de toutes les structures sociales. Il concerne l’objet petit a. Les progrès de la science provoquent avec la technique une extériorisation de l’objet petit a, les objets vont ainsi pouvoir se balader, cavaler partout. Ils seront isolés et prêts à vous saisir au premier tournant. Cela est manifeste avec le regard et la voix qui sont omniprésents autour de nous. L’objet n’est plus interne, il est dans la réalité. Lacan insiste pour dire que le malaise dans la civilisation va se traduire par une pratique, qui sera de plus en plus étendue, même si elle ne fera pas tout de suite voir son vrai visage, et cette pratique s’appelle la ségrégation. Vous voyez comment il insiste et pourquoi les analystes doivent répondre face à un problème de l’évolution du lien social qui devient majeur.

L’année suivante, à Strasbourg, il évoque un nouveau point, celui de la question du père. Il dit qu’à notre époque, la cicatrice, la trace de l’évaporation du père, c’est ce que nous pourrions mettre sous la rubrique et le terme général de ségrégation, et que ce qui caractérise notre siècle, vous voyez il utilise des termes très forts, c’est une ségrégation ramifiée, renforcée, se recoupant à tous les niveaux et que ne fait que multiplier les barrières.

La même année, dans un texte important, puisqu’il s’agit de la Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École, il dit que l’avenir des marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation. S’il évoque la question de la ségrégation dans ce texte sur le psychanalyste de l’École c’est en tant qu’elle concerne aussi les institutions psychanalytiques. Et toujours dans ce texte, il pousse les choses et fait allusion aux camps de concentration, forme extrême de la séparation des groupes humains, j’y reviendrai, allant même jusqu’à faire des nazis des précurseurs.

Alors, pourquoi Lacan fait-il de la ségrégation qui se généralise un effet de la science plutôt qu’un effet du libéralisme et de l’économie de marché ?

Le réel de la science destitue le sujet divisé. Elle fait exister une sorte de sujet pur. Le sujet de la science est en quelque sorte le sujet d’une chaîne mathématique simple et univoque. Le sujet d’aujourd’hui est défini par l’existence de la science, c’est-à-dire un sujet qui n’existe nulle part que comme savoir scientifique. Le sujet des neurosciences est par exemple de cet ordre. Elle fait exister un sujet qui aurait une unité, puisque sa part liée au fantasme est voilée. Ce sujet a l’intérêt d’être un sujet universel. Le même partout. Il n’y a plus le sujet de telle ou telle partie du monde, le sujet de telle ou telle culture, de telle ou telle langue. Il y a un seul sujet universel. Lévi-Strauss dénonçait déjà violemment les dangers de l’unification des cultures. Et cette universalisation du sujet permise et produite par la science va faire resurgir en retour de façon aiguë le problème de la séparation des groupes humains pour rompre cet ensemble uniforme et permettre aux sujets une existence qui corresponde à un espace plus limité. Nous ne nous étonnerons donc pas de la vigueur que peuvent retrouver les notions de nationalisme, de souverainisme, de patriotisme. Retours d’un sujet dans un espace limité mais cette fois-ci sous une forme le plus souvent passionnelle.

Je vous propose donc, de considérer que la conjonction des effets des progrès de la science sur les deux termes du fantasme, à savoir le sujet divisé et l’objet petit a, va permettre à l’économie de marché cette fois-ci de proposer un objet qui peut-être le même pour tous, le même pour toute la planète. C’est le triomphe de l’économie de marché, qui réussit à réduire le sujet à un individu consommateur. Un seul monde, un seul sujet, un seul marché. Et en retour de façon logique la question de la séparation des groupes humains deviendra brûlante.

Tout ceci pourrait nous pousser à penser qu’il faut dénoncer la pratique de la ségrégation, sans aller au-delà dans l’analyse, une position morale en quelque sorte. Mais Lacan va faire une autre remarque assez étonnante. Elle se trouve dans la préface du livre Jacques Lacan, ouvrage d’Anika Rifflet-Lemaire qui est paru à Bruxelles en 70. Il a écrit la préface de ce qui au départ est une thèse. Il y parle de faire entendre son enseignement qu’il tient au lieu le plus éminent de la psychiatrie française et qui s’adresse aux psychiatres et aux psychanalystes, qui pourtant le laissent en marge et il dit que ce phénomène singulier est le fait de ségrégations. Là, comme ailleurs, effets de discours. Donc, ségrégation d’abord de la psychiatrie de la faculté de médecine et cette ségrégation se soutient de ce que la psychiatrie fait office elle-même de ségrégation sociale. Les ayants-droit de ce logis étant refoulés dans le ghetto, dit autrefois asilaire.

La ségrégation est un effet de discours. Il poursuit en disant, je le cite, que : « pour l’articulation ségrégative de l’institution psychanalytique elle-même, il suffira de rappeler que le privilège d’y entrer après-guerre, se mesurait à ce que tous les analystes d’Europe centrale, fussent les années d’avant, rescapés dans les pays Atlantiques. De là, la fournée à contenir peut-être d’un numerus clausus qui s’annonçait d’une invasion russe à prévoir. » À l’époque, il s’agit de ce qui était appelé le péril rouge et qui aurait pu causer l’envie d’un numerus clausus ségrégatif. Et puis toujours à propos des institutions analytiques et notamment celle de l’IPA, il mentionne que tous les analystes ont pu échapper aux camps de concentration et émigrer aux États-Unis. Clairvoyance de l’institution analytique vis-à-vis de l’horreur qui s’annonçait ?

Toujours dans ce texte, il poursuit en faisant des remarques sur les discours qui prévalent en URSS et aux États-Unis.

En URSS, le discours qui prévaut c’est le discours universitaire, qui est un discours antipathique du discours sectaire qui est celui qui fleurit aux États-Unis et même y est fondateur. Et il ajoute à propos de l’URSS cette note assez surprenante. Il dit que le refus de la ségrégation est naturellement au principe même du camp de concentration. Je rappelle que segregare c’est séparer.

Alors, comment pourrions-nous entendre cette petite note que le refus de la ségrégation est au principe du camp de concentration ?

En URSS, le discours qui prévaut, est le discours universitaire. Ce discours est antipathique avec le discours sectaire, qui lui par essence est un discours ségrégatif. Le discours universitaire refuse la question de la séparation des groupes humains, il postule un universel de l’homme. Et nous pourrions ainsi faire remarquer qu’en URSS, il y a eu des camps de concentration, les goulags.

Par contre si la ségrégation est un effet de discours, elle est du coup dialectisable. Elle peut être déchiffrée et il y a une symbolisation qui serait possible. Par contre son refus comme effet de discours provoquera son retour dans le réel. Le refus de la ségrégation sera au principe des camps de concentration, c’est-à-dire la mise en acte de la séparation des corps.

Ce n’est plus une séparation qui est un effet de discours, mais une séparation réelle, celle des corps. À cette séparation réelle, il ne peut y avoir qu’une réponse réelle et non plus une réponse d’ordre symbolique, c’est-à-dire de l’ordre du langage.

Je reviens maintenant plus directement à la question de la ségrégation et de la fraternité.

La pratique généralisée de la ségrégation contribue au délitement du lien social. Et face à ce délitement, il y a un véritable acharnement à un appel à la fraternité.

C’est ce qu’a fait le Président de La République lors de la présentation de ses vœux pour la nouvelle année. Et puis bien sûr, elle est inscrite sur tous les frontons de La République. Le Conseil d’État vient aussi de le rappeler en ce qui concerne les migrants.

Tout d’abord nous pourrions faire remarquer que si nous déployons autant d’énergie à vouloir être frères c’est que bien sûr nous ne le sommes pas. Lacan s’est interrogé sur le fondement de la fraternité. C’est à ce propos qu’il dit qu’il n’y a donc qu’une seule origine de la fraternité humaine, c’est la ségrégation, puisque la fraternité c’est être isolé ensemble, isolé du reste. Quand il évoque ce point, il parle du mythe de Totem et Tabou, celui que Freud tenait absolument à ce qu’il soit réel et constatait qu’après le meurtre du père de la horde, ils se découvrent frères. Lacan se demande au nom de quelle ségrégation ils peuvent se découvrir frères. S’ils sont frères ce n’est que d’avoir le même père. Il poursuit avec humour en disant qu’ils pourraient tout à fait coucher avec la femme du père, mais ils ne le font pourtant pas. Dans le mythe, c’est face à la jouissance du grand Autre et au meurtre qu’il entraîne qu’ils se découvrent frères. Il y a une équivalence entre le père mort et la jouissance. C’est lui qui la garde, c’est le grand Autre qui a les moyens de la jouissance. Nous pourrions dire que la séparation de l’Autre de la jouissance par le meurtre produit des frères, une ségrégation sous forme de la fraternité, isolés ensemble. C’est le point qu’évoque l’argument, la jouissance de l’Autre et le conflit des jouissances.

La fraternité, Lacan y revient dans le Séminaire Ou pire, et en même temps qu’il y revient, il annonce la montée du racisme. Lors de la dernière séance du séminaire, il met en garde contre ce qu’il appelle une fraternité de corps, dans laquelle justement s’enracine le racisme, racisme qui ne peut que prendre de l’ampleur, car le corps qui prend forme dans la fraternité est celui qui répond à l’adage libéral : ton corps est à toi et qui répond aussi à la science qui ne connaît pas le corps comme signifiant.

Le racisme s’engendre de la fraternité de corps, car c’est au nom de cette fraternité que les corps peuvent être mis ensemble et séparés du reste, parqués, mis dans des camps. Une fraternité qui consiste à séparer de façon radicale les corps, en les parquant ensemble, que ce soit ceux à exclure, ou soi-même, comme le montre la demande d’une zone sans enfant. Une ségrégation en quelque sorte toute fraternelle. C’est très important car c’est une fraternité qui en fait participe à ce qu’elle serait en fait sensée pallier.

Je vais un peu vite, je vous laisse y revenir vous-mêmes, mais dans ce passage de façon tout aussi surprenante il dit que ce qui pourrait donner du poids à cette notion de fraternité si problématique, c’est le discours analytique, ce n’est pas le discours du maître, on n’oserait quand même pas dire que le prolétaire est le frère du patron.

Mais si l’analysant et l’analyste sont frères, c’est d’un frère transfiguré qu’il s’agit. Dans l’analyse, il ne faudra pas méconnaître cette fraternité de corps. Il faut même la mettre en jeu dans les entretiens préliminaires puisqu’il n’en sera plus question après avec le discours analytique.

Et s’il évoque une civilisation universelle avec le sujet de la science, il y en a une autre possible d’universalité que nous pourrions lui opposer, qui est que nous sommes tous les fils du discours. Nous pourrions alors proposer de différencier une fraternité de corps et ce que nous appellerons une fraternité de discours.

Cette distinction peut nous permettre d’entendre pourquoi Lacan dit que le refus de la ségrégation est au principe des camps de concentration. La mondialisation qui a refusé la ségrégation, soit la séparation des groupes humains, en voit le retour de façon réelle. Les camps fleurissent dans nos villes, ceux des migrants par exemple, et plus seulement aux marges de l’Europe. Les corps sont séparés, parqués. Mais c’est aussi la racine du racisme et cela peut aller jusqu’aux camps de concentration.

Il faut donc se garder d’aborder la ségrégation d’une façon simplement morale. La séparation des groupes humains est une question brûlante, il ne faut pas la refuser. Il faut l’identifier et tenter de la déchiffrer quand elle prend des formes extrêmes pour, si c’est possible, la nouer au langage et la remettre au rang du signifiant. La méconnaître expose à une séparation qui fera retour de façon réelle. Séparation réelle qui est la racine des camps de concentration et d’autres grandes tragédies dans l’histoire des peuples.

Dans la civilisation universelle que produit la subversion sans précédent de la science, la question de la ségrégation des groupes humains se pose de façon brûlante. La réponse du collectif sera de s’isoler ensemble, s’isoler du reste mais le danger est que pour se fonder comme un ensemble, le groupe pourra exclure et même exterminer l’autre, le reste, comme étant l’ennemi.

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