24-25 mars 2023 à Rome

Nora et le façonnage du réel

Je voulais d’abord remercier les organisatrices et les organisateurs de m’avoir invitée et ainsi me permettre de poursuivre un travail que j’avais amorcé sur Nora en m’appuyant principalement sur la biographie de Brenda Maddox. Et poursuivre un questionnement sur la place qu’avait tenue Nora auprès de Joyce mais aussi ce qu’avait pu être sa place, son espace dans cette vie commune qui a duré quand même 37 ans.

Et poser la question de cette manière : quelle altérité pour Nora ? Quelle aurait été la nature de cette altérité et quels ont été les effets dans sa vie, sa vie et sa vie familiale. Comme analyste actuellement, il me semble que la rencontre avec une femme interroge au-delà des symptômes présentés, interroge sa demande d’altérité.

Qu’est-ce à dire sinon une capacité à créer des espaces, des trouages susceptibles de donner fluidité, souffle, liberté à son existence et surtout sortir du brouillard face à l’immensité de tout ce qui se présente à elle comme injonction venant du social.

Il y a quelques éléments susceptibles de nous informer sur la vie de Nora et les décisions qu’elle a pu prendre.

Déjà quelle rencontre aura fait Nora avec sa mère ? À cinq ans elle part chez la grand-mère parce que d’autres enfants naissent et la maison devient trop petite. Pourquoi elle ? Nora semble être une petite fille facile à vivre. C’est une certaine docilité de sa part qui aurait présidé au choix de la grand-mère. Malgré la vie agréable dont elle aurait bénéficié chez la grand-mère, cette décision l’aura laissée dans un ressentiment tenace vis-à-vis de sa mère.

Peu de choses sur son père. Il avait été mis à la porte du foyer par la mère pour excès de boissons. Quant à Nora, elle semble le maintenir en grande estime.

Voilà le premier exil de Nora.

Avec cet épisode majeur de son enfance, il y a aussi celui de ses 19 ans. À la mort de sa grand-mère, elle avait été hébergée par un oncle maternel (Nora avait une réputation de rebelle et d’aguicheuse), oncle maternel qui tente de se charger de son éducation. Un soir, il l’agrippe, la bat alors que sa mère qui est là quitte la pièce. Huit jours plus tard, Nora quitte Galway sa ville d’origine pour Dublin. Elle a trouvé une place de femme de chambre. Elle quitte Galway sans dire au revoir à sa mère.

De la même manière, lorsqu’elle prend le bateau le 8 octobre 1904 pour son nouvel exil, elle n’a pas prévenu sa mère, ni les patrons de la pension de famille où elle était employée. James Joyce est bien là lui aussi sur le quai entouré de sa famille mais son père ne doit pas savoir qu’il ne part pas seul. C’est seule qu’elle monte sur le bateau. Altérité radicale.

De plus, elle est déjà avertie par une lettre du 19 août 1904, quelques mois avant le départ, avertie par Joyce qui écrit de cette manière : « je t’ai peut-être fait de la peine par mes paroles ce soir mais il vaut certainement mieux que tu saches ce que je pense de la plupart des choses. Mon esprit rejette tout l’ordre social actuel et le christianisme, le foyer familial, les vertus reconnues, les classes sociales et les doctrines religieuses. Comment pourrais-je aimer l’idée du foyer familial ?»(1)

Leur mariage aura lieu le 4 juillet 1931, 27 ans plus tard à Londres pour des commodités administratives et Joyce essaya jusque dans les dernières heures de l’empêcher.

Et pourtant, au moment de ce départ pour l’exil, elle est comme déjà assurée de la place qu’elle tient pour Joyce. Il y eut une première rencontre dans la nuit de Dublin où Joyce est déjà envoutée par la beauté altière de Nora et le timbre de sa voix.

Nora ne viendra pas au rendez-vous suivant.

Avec cette absence, elle embarque Joyce dans l’écriture. Il lui écrit parce qu’il veut la revoir. C’est bien elle qui fera flamboyer ce désir d’écriture. Le 16 juin 1904, Nora est là au rendez-vous. Elle embarque Joyce dans une jouissance déterminante que son biographe, Richard Ellmann, formulera de cette manière à propos de ce rendez-vous : « c’est le jour où il entra en relation avec le monde qui l’entourait et laissa derrière lui la solitude qui l’accablait le plus après la mort de sa mère. » Joyce le dit à sa manière : « Tu sembles me transformer en animal. Ce n’est pas moi qui t’ai touchée le premier il y a longtemps à Ringsend. C’est toi qui as glissé ta main lentement à l’intérieur de mon pantalon… »(2) Avec le sexuel, Nora peut, sait entrer dans le désir de Joyce, on peut même dire qu’elle en prend les commandements. Au décours de sa correspondance érotique, Joyce écrit à propos d’une lettre de Nora : « ta lettre est pire que la mienne. » C’est comme si seul le réel de cette rencontre avait fait révélation.

À partir de ce jour, le 16 juin 1904, Nora et Joyce ne se sépareront presque plus. Une seule séparation a déclenché un délire de jalousie de la part de Joyce.

C’est une rencontre qui leur a permis d’opérer un franchissement.

Chacun à leur manière, ils ont tourné le dos à leurs familles, ils se sont comme centrés autour de cette position d’exception que soutenait Joyce dans sa certitude de devenir un écrivain célèbre. Tout ceci alimenté par une alliance entre eux, c’est elle qui parle ou qui chante, c’est lui qui écrit : « c’est dans l’art, mon amour, que toi et moi trouverons un réconfort pour notre amour. »(3)

Mais du coup, comment évoquer Nora dans sa singularité. Ou plutôt quelle altérité lui a été possible ?

Au-delà de cette alliance autour de l’écriture, il y a aussi ce que l’on peut apercevoir de la nature de la place qu’elle tient pour Joyce.

Par exemple : « Je pensais à quelqu’un qui me tenait dans sa main comme un petit caillou, quelqu’un dont l’amour et la présence doivent encore m’apprendre les secrets de la vie…Ô, si je pouvais me blottir dans ton ventre comme un enfant né de ta chair et de ton sang… »(4)

Et encore : « Je suis ton enfant comme je te l’ai dit. Il faut être sévère avec moi ma petite mère. »(5)

Pour Joyce il y a chez Nora quelque chose du Autre Primordial qui aurait droit sur lui dans cette détresse qu’il lui montre. Elle s’est prêtée à cette place. Une petite anecdote parmi d’autres : Joyce buvait beaucoup, elle en est parfois excédée. Un jour elle lui annonce qu’elle a déchiré un manuscrit. Alors Joyce s’arrête de boire. Il découvre que le manuscrit n’est pas déchiré, alors il reboit.

Et puis Nora est aussi comme la dame de l’Amour Courtois. « Ma chère, bonne, fidèle petite Nora, ne m’écris plus en doutant de moi. Tu es mon seul amour, tu m’as complètement en ton pouvoir. »

Il y a de la froideur chez Nora : « Ta lettre est si froide que je n’ai pas le cœur de t’écrire comme avant. »(6)

Et la remarque de Lacan dans le Sinthome : « … elle est ici pas toute, de n’être pas saisie, de rester à Joyce étrangère, de n’avoir pas de sens pour lui. » Et Lacan d’ajouter « une femme a-t-elle jamais un sens pour l’homme ? »

De son côté, Nora a-t-elle pu construire sa part à elle de « pas toute » ? Et trouer ce qui s’exerçait comme désir de l’Autre à son encontre. Peut-être dans sa manière de s’extraire. Elle ne répond pas toujours à ses lettres. Ne veut pas lire en public les livres de Joyce surtout Ulysse qu’elle trouve trop obscène, elle le dit. Il semblerait que c’est elle qui a détruit ses propres lettres. Elle s’extrait comme elle est partie de sa famille, sans explications pour revenir après un temps de rupture. Peu de témoignages qui indiquent de sa part une quelconque plainte : elle tranche, elle rompt mais fait face. Il y a cette remarque de son petit-fils : « Nonna était très forte. Elle était un roc. Je crois pouvoir dire que sans elle il n’aurait rien fait, n’aurait écrit aucun de ses livres. » Et puis de sa mère : « je pense que tu ne te ronges jamais, c’est pourquoi tu as toujours l’air si jeune. »

À propos de cette alliance autour de l’écriture, Joyce va écrire jusqu’à l’illisible. Elle participe de ce façonnage du réel, pour elle Finnegans Wake est le livre le plus beau de Joyce. C’est le réel de la lettre qui doit flamboyer jusqu’à l’incandescence. Mais c’est dans une déconstruction de tout ce qu’elle lui raconte des traditions irlandaises, déconstruction de l’ordre établi, de la loi, des formes traditionnelles de la vie ; il tente d’annuler quelque chose du symbolique. Voilà qui va imprégner fortement leur vie. « Quand on écrit, on peut toucher au réel mais non pas au vrai. »(7)

Par exemple, la dette. Joyce a estimé au nom du futur grand écrivain qu’il allait devenir que c’était à son entourage de lui trouver de l’argent. Il mettra son frère Stanislaus à contribution dans cette entreprise et celui-ci le fera jusqu’au sacrifice de sa propre vie personnelle. Il comble de cadeaux Nora, surtout des fourrures et des dessous féminins, avec de l’argent qu’il n’a pas et qu’il doit emprunter : « Donne l’impression que nous avons de l’argent quand je reviendrai. »(8) Nora semble s’être coulée dans cette manière de procéder avec leur entourage.

Et les maternités de Nora ? Dure altérité pour Joyce : « Nos enfants (quel que soit mon amour pour eux) ne doivent pas s’interposer entre nous. S’ils sont bons et d’une nature noble, c’est à cause de nous, ma chérie. »(9) Lacan écrit dans le Sinthome : « Ça ne va plus entre eux quand il y a un rejeton, ça fait toujours et dans chaque cas un drame. » L’accueil et le souci de l’enfant furent difficiles à concevoir pour Joyce. Joyce change de logement, de ville, d’emploi au gré de son humeur. Les enfants sont déplacés, changés de ville, de langue. Leurs prénoms seront pris au décours du périple de leurs parents. On ne trouve pas dans les biographies que Nora ait pu tempérer ce mode d’errance quasi pulsionnelle de la part de Joyce. Sa subjectivité est difficile à percevoir. À la manière des écrits de Joyce, écrits sans parole pour les derniers en tout cas, on peut se demander comment s’est établie la fonction de la parole dans cette famille.

La stricte et nécessaire aliénation de Nora s’éclaire de cette phrase de Lacan dans le Sinthome : « Non seulement il faut qu’elle lui aille comme un gant mais il faut qu’elle le serre comme un gant. Elle ne sert absolument à rien. » Quelques heures avant sa mort, dans l’hôpital où il se trouve, Joyce demande que l’on mette un lit pour Nora tout contre le sien mais cela ne fut pas possible.

On ne peut qu’être touché par cet sorte amour inconditionnel auquel Nora à sa manière a répondu. Répondre au désir de l’Autre parce que c’est le désir de l’autre qui intéresse une femme, Nora s’y est employée et y a participé.

Mais l’audace sexuelle et le projet d’écriture ont aussi donné une dimension Autre à cette rencontre qui se situe à la fin de l’époque victorienne.

C’est toujours d’actualité pour nous dans notre écoute, ce qui a présidé à la rencontre d’un couple peut parfois être capable de soutenir un travail quand ce couple rencontre des difficultés. Nora a bien essayé entre présence et absence de circuler dans leur univers pour faire valoir une altérité capable de mettre un peu de phallique.

Mais la place d’Au-Moins-Une qu’a tenue Nora pour Joyce lui laissait-elle tant de latitudes et puis de son côté comment a-t-elle fait avec la demande qui s’origine d’abord dans la relation à la mère ?

Dans notre clinique, le désir de l’Autre est toujours à l’œuvre pour une femme. Mais sidérant : lorsqu’il s’agit de la relation à la mère tantôt intensément protégée et tout aussi intensément dénoncée.

Désir de l’Autre sidérant quand il s’agit du social et de la vie professionnelle qui se présente brutale pour nos jeunes femmes.

Sidérant ce désir de l’Autre qui tend à rendre le sexuel comme traumatique et le désir masculin parfois totalement incompréhensible.

« Il faut voir comme on nous parle » disait Alain Souchon,  il faut voir comme on leur parle.

C’est dans ce contexte que le signifiant altérité prend tout son sens et mériterait d’être mis au travail dans nos groupes. L’altérité que les femmes construisent par la parole dans la cure et qui leur permet de circuler et de prendre une place inédite dans le social.

L’altérité comme gage que le phallus est toujours en circulation et qu’il opère.

1 Lettre du 29 août 1904

2 Lettre du 3 décembre 1909

3 Lettre du 31 août1909

4 Lettre du 5 septembre 1909

5 Lettre du 13 décembre 1909

6 Lettre du 10 décembre 1909

7 Lacan, le Sinthome

8 Lettre du 7 septembre 1909

9 Lettre du 31 août 1920

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