Journées d’étude de l'Association Lacanienne Internationale, 17 et 18 mai 2025 à Milan – Lacan en Italie

Je tiens d’abord à remercier très chaleureusement nos amis Marisa, Paolo et Alessandro, pour toutes les possibilités que nous avons eues ensemble de nous rencontrer et travailler à Chambéry, Grenoble et Milan, autour de celui qui a été notre analyste pour la plupart d’entre nous : Jean-Paul Hiltenbrand.

Il y a donc ces textes proposés à notre lecture (1953-1974).

Il y a ce souci de Lacan que son œuvre, sa pratique perdurent, et il tente de le faire valoir auprès des analystes ou futurs analystes italiens.

Et puis, il y a Lacan qui ne fait aucune concession, n’exploite aucun espoir quant à ce qui fait notre pratique. Pas de promesses pour ce devenir analystes, et d’ajouter : il faut seulement « accepter de prendre un risque ». Et quant à l’intérêt de cette pratique, il dira même : « Ce qui vient à la place de la vérité, tant attendu, c’est plutôt l’horreur ».

Alors sur quoi tient, nous réunit, nous oblige au travail, et devrait donner au message lacanien sa pertinence et sa permanence ?

Dans ce que j’ai relevé déjà :

La psychanalyse « ce n’est pas une conception du monde, c’est le résultat d’une pratique ». À nous de ne pas en faire une quelconque idéologie, un exemple pour l’humanité. On est ramené aux effets de ce qui se passe dans le cabinet de l’analyste, le seul appui, ce sont les symptômes et la fonction de la parole.

Les symptômes ? Il a cette formule : « La psychanalyse s’occupe de ce qui ne marche pas, elle s’occupe du réel ». Reste pour lui une corrélation entre l’âge capitaliste et l’extension du discours analytique » (ce qui a été largement travaillé pour ces Journées).

Il y a aussi cette dimension, qui a été la grande affaire de Lacan, c’est l’amour.

Là aussi, que dit-il par exemple à propos du transfert ?

«  S’offrir comme objet d’amour passe par une ascèse [...] Cette ascèse exige de lui un deuil de soi-même qui le fait s’égaler à n’importe qui, disparaître en tant que quelqu’un, en même temps que Un. »

On est averti.

L’amour c’est la grande affaire de Lacan. Il vient en 1973 en Italie avec ce petit livre de l’abbé Rousselot, qui était paru en 1908, qui s’appelle Le problème de l’amour au Moyen-Âge. La tradition religieuse aussi n’en finit pas avec ce problème de l’amour. Qu’est-ce qui l’intéresse dans ce recueil ? C’est que l’abbé Rousselot ne peut que conclure, comme Saint Thomas et les autres, que l’amour passe par l’amour de soi, ce qu’on appelle, dit Lacan, « l’égoïsme ». Et comment, à partir de là, tendre à ce qui n’est pas son bien propre ?

L’amour : « Si c’est vouloir du bien à quelqu’un », Lacan ajoute : c’est pour le « soumettre ».

Lacan n’en veut pas.

Et de nouveau : « Je crois que les gens qui se sont entre-tués dans les guerres de religion aimaient vraiment leur prochain. L’amour est narcissique parce qu’il n’y a pas d’autre support à donner au terme de l’être. Mais Lacan ne quitte pas cette question à la manière peut-être de Jean Allouch qui a résumé ainsi sa recherche, sa recherche de l’amour Lacan : L’amour Lacan « c’est l’amour qu’on n’obtient pas ».

De plus, il n’y a pas dans l’inconscient une harmonie préalable entre l’homme et la femme, nulle trace de cette force mystérieuse dont parlent les poètes. Il n’a pas trouvé la formule : « Il n’y a pas de rapport sexuel », sinon par le biais de son invention de l’objet petit a.

Mais il cherche tout le temps du possible, jusqu’à se passionner pour l’écriture de Joyce (1975), en tant que, pour lui, elle aurait permis qu’il y ait du rapport dans l’amour que se portaient Joyce et Nora.

« Le sujet en analyse parle de cette peine qu’il a, à savoir en fin de compte qu’il aime. »

Mais l’amour c’est aussi la grande affaire de Lacan parce qu’il y a le transfert et l’expérience analytique : « Chaque fois que vous collez à la question du savoir, ça déclenche l’amour ».

Il y a une vérité en analyse : « L’amour c’est l’amour de savoir », c’est la seule chose qui vaille la peine pour Lacan.

À propos du suicide, par exemple, il dit à nos amis italiens : « Le suicide c’est donner sa démission à la seule chose qui vaille la peine, à savoir ce que c’est que savoir ».

Quelle est la particularité de ce savoir en analyse ?

D’abord le savoir en analyse s’ordonne dans le champ de la vérité, il y faut la vérité comme valeur opératoire. Le savoir en analyse, ce n’est pas le savoir du scientifique, c’est un autre savoir, parce que ce que le scientifique produit de savoir, il y met du semblant de s’en faire sujet. Il n’y a pas de sujet au savoir en analyse. Le savoir se construit, s’institue à l’intérieur de la cure. Le seul appui pour qu’un savoir se fraye c’est par l’objet petit a (cet objet qui vient révéler le manque d’objet). Quant à l’objet petit a, c’est quelque chose qui à la fois se dérobe, mais que l’analysant finit par accrocher. C’est dans « ce rapport radical qui tourne autour du sein, de l’excrément, et autour de deux autres objets possibles qui sont tout à fait capitaux qu’on appelle le regard et la voix ».

Pourquoi le savoir se construit, s’institue à l’intérieur de la cure ? Parce que, nous dit Lacan (dans l’Acte), ce sont dans les énoncés que produit l’analysant qu’il va trouver les marques de l’inconscient. C’est ce qu’il nomme « la capture de l’énonciation par les réseaux de l’énoncé ». « L’inconscient est structuré comme un langage », la référence de l’inconscient c’est le langage.

Et Lacan de rajouter : « Mais cette capture de l’énonciation, ça se fait tout seul ».

Mais alors quelle place pour l’analyste pour que ça se fasse ainsi tout seul ? C’est là que Lacan, dans son désir que la psychanalyse, la sienne, se développe, est sans concession. Il dira à propos de ses élèves : « Je leur coupe l’herbe sous les pieds ». Le savoir, il est bien mis en progrès, en mouvement par l’amour de transfert, comme il en est ainsi de tout enseignement. Il y a bien aussi ce souci de l’analysant que ce savoir trouve une garantie dans l’Autre, qu’il y ait un supposé savoir. L’analyste s’y prête, mais pour Lacan c’est une supposition nécessaire, mais qui est vouée à se révéler fausse. Pourquoi est-ce « un sujet supposé savoir faussé » ? Quand Lacan revient en 1973-1974 en Italie, il a fait un pas de plus avec son séminaire sur l’Acte. À la différence du contexte de l’enseignement, l’analysant doit réaliser dans la cure que ce savoir qui a été mis en place, personne d’autre que lui ne pouvait accéder à ce savoir, qu’il l’a mis en place par le manque, manque qu’il doit endosser, manque que Lacan nomme « objet petit a », objet petit a qui est marqueur de notre capacité à constituer son seul savoir par bribes.

Seulement par bribes.

L’acte analytique, c’est réaliser que nous sommes constitués par cet objet et que c’est lui qui nous mène. Objet actif, inaccessible et pourtant fait de tout ce qui s’est déjà inscrit par nous dans l’inconscient. Il vient là chaque fois à la place du manque. La réalisation de cet acte lui fait découvrir que son analyste n’est plus un supposé savoir. Pour cela, il aura fallu que son analyste ait bien voulu accepter de se destituer de cette place de supposé savoir, de maître en matière de savoir, pour endosser ce qui est juste nécessaire à la production de l’objet petit a. Ce qui n’est pas rien.

Lacan fera la remarque que ce ne sera pas le fait de tous les analystes. Comme l’analyste ne s’autorise que de lui-même, certains ne passeront pas par l’acte analytique. Lacan nous destitue de cette place de supposé savoir pour nous faire entrer pleinement dans l’écoute. « C’est un nouveau désir », dit Lacan, « quelque chose de bouleversant quand on le réalise ». Il y a du désêtre dans cette expérience, désêtre pour l’analysant qui fait l’expérience que l’amour c’est « l’amour qu’on n’obtient pas » ; quant à l’analyste, il renoue avec la même expérience de cet amour qu’on n’obtient pas, s’il n’a pas oublié qu’il lui fallait seulement tenir dans la cure la place de la cause du désir.

Lacan se laissait mener par son objet. Tous les témoignages disent cette présence particulière, présence particulière dans les cures, mais aussi dans la vie courante, ce qui ne le rendait pas toujours sympathique. Quelles conséquences ?

Rappelez-vous ce qu’il disait dans Encore : « Je n’en veux rien savoir, qui vous est transmis par bribes : il faut me supposer partir d’ailleurs que vous dans ce « je n’en veux rien savoir ». Je suis en position d’analysant de mon « je ne veux rien savoir », et d’ici que vous atteigniez le même, il y a une paye. C’est seulement quand le vôtre vous apparaîtra suffisant que vous pouvez, si vous êtes de mes analysants, vous détacher normalement de votre analyse ». Un savoir parti d’ailleurs et qui n’est aucunement le même pour chacun d’entre nous, mais qui devrait nous permettre dans le meilleur des cas de nous écouter entre collègues, si celui qui parle nous donne à entendre qu’il part dans son travail comme analysant de son « je n’en veux rien savoir ». Il y a aussi cette formule intéressante dans son adresse aux collègues italiens : « L’analyste en tant que pas-tout », comment dire ? Se soutenir de cet objet petit a, c’est à la manière des femmes se soutenir d’une altérité, une place d’« exclu ». Il emploie souvent ce terme parce qu’une femme ne s’inscrit pas de plain-pied dans la fonction phallique. Il en est ainsi de l’analyste, le passage par l’acte analytique le met à une place Autre.

A nous de ne pas en faire une position d’exception.

Nous devons rester dans la fonction phallique, nous avons une responsabilité vis-à-vis de notre patient, qu’il puisse s’inscrire dans le social, prendre place, mais aussi immanquablement, du fait de ce compagnonnage avec l’inconscient, il se trouve du côté du pas-tout, pas-tout dans le social.

En conclusion, il y a quelque chose d’extrême dans le désir de Lacan qui lui a fait aimer les personnages féminins, tels que les mystiques, Antigone, par exemple, qui sont allés à la recherche d’un désir pur au risque de se laisser emporter par la pulsion de mort. C’est peut-être pour ça qu’il a donné aussi une place centrale au savoir, et a mené sa vie entre désir de savoir et désir de l’impensable. Sa transmission est là. De toute façon, comme lui, après l’Acte analytique, on est embarqué. Reste pour nous que notre pratique, si c’est une ascèse, il est important de ne pas la prendre comme une révélation, une grâce. Le savoir nous fait limite.

Ce qu’il dit aux Italiens : « J’attends que quelque chose se produise en Italie. Je ne fais aucune propagande. Il n’y a aucun besoin d’avoir la foi, mais il y a une nécessité qu’il y ait des analystes ».

Pourquoi ? Mais parce que pouvoir se servir de son savoir inconscient, c’est une véritable liberté, liberté pour nous que l’on offre à nos patients. Liberté acquise quand on peut ainsi naviguer dans le social sans se mettre sous le coup du discours courant. C’est ce que l’on trouve si bienvenu dans ce recueil.

« L’analyse c’est la seule chose qui nous permette de survivre au réel [...] le réel, ça nous étrangle », formule d’une brutale, brûlante actualité.

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