Actuellement se tient une exposition très riche au Magasin CNAC de Grenoble (Espace Viallet-Bouchayer, au passage un bâtiment signé Eiffel à l’histoire étonnante) qu’il est possible de voir jusqu’à fin août.
Créées il y a entre quinze et quarante-cinq ans, et abordant les effets d’impératif du numérique et de ses soubassements scientifiques et capitalistes, ces œuvres pourraient bien, selon nous, tenir lieu d’oracle, où l’énonciation de Lacan sur la précession de l’artiste (mise ce printemps à l’honneur au travers de l’ouvrage d’Esther Tellermann Toujours l’artiste nous précède), sonne une nouvelle fois à cette occasion avec une singulière acuité.
Cet évènement nous a retenu en ce qu’il rassemble des œuvres questionnant notamment notre rapport au langage dans notre social, pas sans le relier au corps ou à la dialectique.
Nous souhaitons particulièrement évoquer la rencontre que nous avons pu faire avec Pipilottis Fehler de l’artiste Pipilotti Rist (1988) que l’on trouve dans la première salle, nous évoquant cet intermédiaire entre tension et rupture entre sujet, trait et objet.
Pipilotti Fehler
Pipilotti Fehler est une œuvre vidéo dans laquelle des figures humaines sont mises en scène au travers des bugs de la technologie. On peut y voir des corps qui tentent de marcher, nager ou grimper qui sont parfois hachés, incomplets, qui disparaissent à moitié, tressautent ou sont retenus dans leur avancée ou dans leur rythme par le processus numérique défaillant.
Ce sont aussi des corps qui se noient ou qui tombent comme en catalepsie, qui présentent des actions incompréhensibles évoquant un numéro de cirque insensé, sans histoire, ou bien une tentative de fuite, que l’on regarde entre les images brouillées, brisées ou colorées anarchiquement, où par exemple des lignes en zigzags déchirent l’espace de l’écran, cela au son de paroles impératives, scandées comme des slogans.
« C’est le monde, c’est bien comme ça
c’est le monde, c’est bien comme ça
Je sais quand il est temps de faire pipi
Tout est là où je l’ai mis
Je ne me pose pas de questions
ici et là et là et ici
Ne pas s’enfuir
La vache du meunier fait Meuuuhhh »
(extrait de la traduction des paroles du script réalisé par le musée mis à disposition sur place)
Ces paroles ne sont pas sans évoquer quelque renforcement du caractère mural que peut prendre le langage lorsqu’il est pris dans les logiciels d’intelligence artificielle de traitement des demandes (Tchatbot par exemple) où la réponse à notre demande nous est renvoyée comme telle, sans écart, dans une spécularité infinie. Phénomène qui n’est pas sans mettre en souffrance la parole intimée à se plier aux exigences d’un conformisme objectal énoncé sous des programmes aux grandes lignes présentées et défendues comme univoques.
Dans nos cliniques, nous sommes aussi confrontés à des demandes paraissant univoques. C’est par exemple cette demande d’une jeune patiente se sentant souvent persécutée, notamment par ses proches, d’établir comme une notice d’utilisation qui dirait ce qu’elle est et comment elle fonctionne. Elle souhaitait la donner à ses proches pour qu’ils puissent, en se conformant à sa lecture, enfin la comprendre.
Quand l’objet devient hégémonique sous l’impératif de l’univocité du trait de sa désignation déclamée avec conviction, à laquelle il s’agit de se conformer, peu d’alternatives restent au sujet face à la menace de son effacement ou de sa disparition.
Pour cette jeune patiente, présentant aussi des revendications identitaires, sa parole est parvenue à percer d’ouvertures le mur de sa demande et la rupture de soins a pu être évitée. Parlée, énoncée, l’écoute de cette demande impérative a pu, comme dans un phénomène de réflexion optique, s’entendre comme faisant signe de l’expression d’une souffrance (mouvement qui n’est pas sans rappeler le transitivisme). Celle-ci a en effet pu se diffracter par la suite comme souffrance de ne pas pouvoir être entendue, de ne pas se sentir digne, et de se sentir angoissée. Elle a pu commencer à s’interroger sur ses relations aux autres. Le terme de métamorphose de la demande nous semble ici avoir son importance : si on ne peut pas dire oui à un signifiant, on ne peut pas non plus lui dire non ; on prête une positon de sujet à celui qu’on écoute pour qu’il puisse l’emprunter et se déplacer dans l’émergence d’un déroulement discursif de sa parole (Un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant).
Comme dans l’œuvre, subvertir la submersion de l’immuable passe alors par un tressautement, un ravissement temporaire, un phénomène convulsif pour reprendre le terme de Marc Morali (travaillé dans le cadre d’élaborations autour de l’épilepsie et repris lors d’une présentation sur la mélancolie à Rome cet été 2025).
Nous pensons aux effets de deux ruptures associées dans le temps à une hospitalisation que nous avons rencontrées dans notre clinique : pour la première, une adolescente aux idées suicidaires marquées, renfermée avec colère de n’avoir pas pu être entendue dans sa demande en temps voulu et qui rejetait les soins, et pour la deuxième une jeune fille effondrée, ralentie et renfermée qui semblait ne plus parvenir à faire l’hypothèse du possible d’un accueil où pourrait se formuler sa demande. Elles ont chacune vécu subitement une hospitalisation dans une chambre sans activités et sans liens, qu’elles ont décrites comme un électrochoc, ayant été concomitantes, dans une élaboration et une réinterprétation de ce qui a pu faire coupure dans l’après coup, pour la première l’émergence d’une demande de soins et pour la seconde, la reprise la possibilité d’une place subjective d’où tenter l’élancée d’une parole. Il s’agira que chacune puisse singulièrement déplier les tenants de cette remise en mouvement, de ce qui a peut-être fait rencontre pour elles, afin qu’elle puisse se poursuivre. Quels signifiants silencieux s’agit-il de réveiller ?
Dans l’œuvre, ce sont les images qui sont rendues indistinctes par des grésillements à l’écran, des traits, des formes, des couleurs ou du rythme, au rebours du trait devenu impératif, soutenu par les signifiants scandés devenant comme un mur de langage sans aspérités, sans prise possible. Mur que tente d’escalader cette femme aux prises avec un Réel débordé là où un sujet, à l’impératif d’être lui-même, enfin, d’être un signe unique, ne peut plus être représenté par un signifiant pour un autre signifiant et rencontre une impasse.
Impasse du diagnostic, impasse de la recherche de ce qui serait le genre idéal, dans la croisade de la recherche de ce Graal d’un signifiant unique, qui serait alors un tout, un refuge éternel pour un être enfin un, un un parfait, voire plus que parfait et sur son autre face, la confrontation à sa catalepsie évanouissante, équivalent d’une forme de fossilisation du rien qui ne laisse qu’une coquille vide et dure qui ne fait plus refuge pour le sujet. Il est tellement banal d’être unique, oui, bon, d’accord, mais qu’est-ce qu’on va en faire ? Comment soutenir ce désir de regarder de l’autre côté du miroir, au-delà, que cet un passe ? Comment permettre ce décalage ?
C’est là, sur ce fil de cette confrontation entre ordre numérique et subjectivité, que nous avons à nous arrêter, comme notre regard sur ces sujets ralentis par les aléas de la technique dans leur traversée d’un passage piéton, rappelant ceux des interruptions des conférences informatiques, à marquer ce déséquilibre : l’expression unique de cette souffrance face au mur du langage pouvant alors s’hystériser dans un commun, faire adresse depuis la reconnaissance de ce point commun d’accord fondamental concernant le fait qu’on ne puisse dire le tout. Et c’est depuis cette béance fondamentale, impliquant un refoulement, que nous pouvons parler, nous regarder et nous rencontrer, cela si, dans l’écoute, on lui prête une place à emprunter.
C’est en effet dans ces erreurs, ces trébuchements, qui font danser la vie dont cette œuvre nous donne une sensible illustration, que nous sommes retenus pour le meilleur et pour le pire, pris comme une trame inégale à elle-même, ouvrant en déphasage des interlignes, ce qui du pas d’avant au pas d’après reste à mettre en question au travers de l’interprétation au point où elle fait défaut. C’est bien, comme dans notre confrontation à cette œuvre, notre regard et notre parole, c’est-à-dire notre présence au langage qui en fait autre chose (qu’un objet), qui anime l’écrit et suscite la parole. Il y va d’une responsabilité à commettre un don de soi.
Du tout
à l’injonction du dire juste,
il faut s’extirper du dire juste,
et, à vrai dire,
donner de soi,
un trou
à l’emprunt du langage,
une parole
Faute de « bon service, bonne performance », pour que l’image ne se fige pour l’éternité, on s’en arrêtera là, au reste, qu’on laissera s’échapper pour y retenir l’esquisse d’un mouvement. Il faut s’y déplacer, et le parler.
Nous conclurons en vous invitant grandement à aller y faire un tour (lequel ? pourrait être la question), et à découvrir d’autres travaux étonnants où par exemple, « entendre ne va pas sans croquer » ( il s'agit d'une œuvre utilisant le mécanisme de l'audition reposant sur la conduction osseuse : si on fait vibrer l'os de la mâchoire, il est possible d'entendre sans que le son ne soit porté directement par l'air), où la figure de l’analyste n’est pas absente, pas sans marques, et où il est possible de vivre la confrontation « directe » au trait.