Exposé à gap en octobre 2025 dans le cadre du séminaire de lecture de Maryvonne Febvin

Dans le cadre de la lecture du troisième séminaire de Lacan et en particulier de la leçon du 21 mars 1956, nous avons été amenés à nous interroger sur deux termes qui sont aujourd’hui plus ou moins inusités : « Névrose actuelle » et « Névrose du caractère ».

Alors, pour commencer, je vous fais remarquer que le fait que nous soyons amenés aujourd’hui à nous pencher sur ces termes témoigne déjà d’une chose, c’est que, même s’ils ne sont plus utilisés, cela ne signifie pas que ce à quoi il se réfère n’existe plus.

Partons tout d’abord de la « névrose actuelle » dont Freud a parlé au début de son œuvre (« La sexualité dans l’étiologie des névroses », 1898), il l’oppose à la névrose de transfert en ceci que cette dernière prend racine à partir d’un conflit œdipien. Ce dernier est le noyau originel de la découverte freudienne et je vous rappelle qu’en 1896, dans ses lettres à Fliess, il souligne la découverte qui s’impose à lui à partir de son auto-analyse, d’un désir infantile pour sa mère et d’une haine pour son père et qu’il fera de cette trouvaille une dynamique universelle et le point de départ de la psychanalyse. Ce conflit primitif non résolu, sera donc considéré par la psychanalyse comme la caractéristique des névroses, je signale d’ailleurs au passage que, si, aujourd’hui certains affirment que l’Œdipe n’est plus d’actualité du fait des mutations de la fonction paternelle c’est-à-dire de son érosion (Lacan, parlera « d’évaporation »), ce qui reste toujours d’actualité c’est que le propre du parlêtre c’est d’avoir à faire avec la négativité, c’est à dire au manque et le rapport conflictuel du sujet à cette négativité c’est, me semble-t-il, une autre façon de parler du complexe d’Œdipe, plus du côté de la structure. 

L’Œdipe non résolu et ses conséquences est donc pour Freud à distinguer de la névrose actuelle qui ne prendrait pas racine sur un conflit ancien, mais sur un conflit ayant trait au présent du sujet, un conflit pour Freud en rapport avec la libido, situé non pas dans le champ du symbolique (au niveau des symptômes), mais conflit résultant de l’insatisfaction de la vie sexuelle. « Dans cet affect – écrit Freud – nous n’avons pas trouvé de contenu psychique refoulé, mais nous avons pu les ramener directement à des dommages actuels du fonctionnement sexuel, c’est pourquoi nous leur avons donné le nom de névrose actuelle ». Pour Freud, ce n’est pas seulement l’absence de vie sexuelle qui peut conduire aux symptômes de la névrose actuelle, le coït interrompu ou encore la masturbation font aussi partie du tableau. Ceci pose évidemment le problème d’une cure analytique possible dans ce cadre-là, même si, dans les deux cas, névrose actuelle et névrose infantile c’est toujours un refoulement qui est à l’œuvre.

Je peux illustrer cela d’une vignette clinique tout à fait freudienne : il y a une dizaine d’années, j’ai reçu plusieurs mois une femme d’une soixantaine d’années qui présentait une dépression profonde avec idées suicidaires et rebelle aux thérapeutiques médicamenteuses ; son psychiatre était bien embarrassé, alors il me l’a adressée. Ce qui est apparu très vite lorsque cette femme s’est mise à me parler d’elle, c’est que, si, dans la journée sa déprime était profonde, à la fois physique et psychique, la nuit c’était tout autre chose, elle faisait de nombreux rêves et dans ses rêves, non seulement elle n’était pas déprimée, mais de plus elle menait une vie sexuelle libertine, à l’opposé justement du marasme sexuel qu’elle vivait le jour du fait de la disparition de la libido de son mari et qui datait de plusieurs années. 

J’aimerais bien d’ailleurs qu’un jour, un psychiatre ou un neurobiologiste m’explique comment un sujet dépressif, dont le cerveau serait donc malade d’un dysfonctionnement d’origine biologique, peut néanmoins vivre en rêve des aventures joyeuses et qui plus est des aventures érotiques.

Le déclin de la libido de son mari était lié, semble-t-il, à des troubles de l’érection. Ce dernier avait renoncé à suivre la thérapeutique médicale proposée et les choses en étaient restées là. Ce qui était vraiment extraordinaire chez cette patiente, c’est cette opposition entre la mortification le jour et la vitalité de ses rêves, c’est ce qui a fait que j’ai toujours été très optimiste sur l’issue de cette thérapie. 

Au fil des séances, cette frustration sexuelle s’est dégagée du refoulement, mais pas sous la forme d’un savoir : « C’est parce que je suis frustrée sexuellement que je suis déprimée », mais plutôt que dans la parole, quelque chose de son désir légitime a fait surface et lui a permis de secouer son mari ou, pour le dire autrement, la libido s’est réinscrite dans sa parole. Je souligne au passage que, si nous considérons que la dépression relève d’un refoulement, cela devrait alors nous amener à être vigilants sur les antidépresseurs qui sont souvent prescrits, parce qu’au-delà des effets sur l’humeur, ils abrasent aussi les émotions, c’est-à-dire qu’ils ajoutent du refoulement chimique au refoulement psychique. 

« Je ne suis pas encore vieille ! » fut une phrase qu’elle s’est formulée et qui venait peut-être en opposition à l’argument donné par le mari des années auparavant : « On est vieux maintenant ». 

En trois mois, la dépression profonde a totalement disparu et avec elle aussi les rêves érotiques de la nuit. On pourrait donc dire dans un premier temps que ce cas peut illustrer l’hypothèse freudienne : un conflit refoulé, ayant trait à une insatisfaction de la vie sexuelle dans le présent du sujet, produit des effets subjectifs et Freud en avait indiqué deux : l’angoisse (névrose d’angoisse) et la dépression (neurasthénie). 

On ne peut évidement pas exclure les effets de transfert dans cette extinction de la dépression chez ma patiente, à ce titre, bon nombre de thérapies diverses et variées bénéficient elles aussi de bons résultats par les effets de transfert, pour peu que le thérapeute soit bienveillant, cela n’est pas à négliger lorsqu’un patient s’estime guéri et souhaite mettre fin aux entretiens, c’est un des aspects, me semble-t-il de la « fuite dans la guérison » dont Freud a pu parler.

Historiquement la psychanalyse a fait son entrée en France par la névrose actuelle, et ceci dès les années 1900, à l’occasion de la publication de l’ouvrage d’un psychiatre, Hartenberg, intitulé « la névrose d’angoisse », mais si ce dernier reconnaît dans certains cas le lien de causalité possible entre les symptômes psychiques et la vie sexuelle, il récuse l’exclusivité de la prévalence sexuelle et propose d’autres causes possibles, conflits professionnels, hérédité ou intoxication alcoolique… On retrouve, dans cette lecture critique, l’idée qui est encore présente aujourd’hui que l’on peut accéder à la vérité du sujet en posant des questions ciblées, sans les contraintes de l’association libre et en négligeant l’hypothèse du refoulement. Il est probable que la névrose actuelle a pu séduire les médecins de l’époque, tout comme la psychosomatique plus tard, parce qu’elle permettait de donner une causalité à certains symptômes qui échappaient à la médecine, mais cela n’a jamais signifié que le médecin s’inscrivait dans une démarche psychanalytique…

En 1925 dans un article intitulé « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes », Freud semblait d’ailleurs répondre à Hartenberg en soulignant la chose suivante : « Mes travaux et ceux de mes élèves prétendent de façon de plus en plus péremptoire que l’analyse des névrosés doit pénétrer la première période de l’enfance, l’époque de la floraison précoce de la vie sexuelle – c’est le noyau œdipien dont j’ai parlé au début de mon exposé – Ce n’est que si l’on recherche les manifestations premières de la constitution pulsionnelle innée et les effets des impressions des évènements de la vie les plus précoces, que l’on peut reconnaître avec exactitude les forces pulsionnelles des névroses ultérieures. […] Cette prétention n’a pas une signification seulement théorique, elle a aussi une importance pratique, car elle distingue nos efforts du travail de ces médecins qui n’ayant aucune orientation thérapeutique, ne se servent que jusqu’à certains points des méthodes analytiques. Une telle analyse de la première enfance est longue et pénible et ce qu’elle réclame du médecin et du patient n’est pas toujours accompli dans la pratique ».

Avant de conclure sur cette question, je précise qu’il existe peut-être une façon plus lacanienne de relire l’hypothèse freudienne de la névrose actuelle en ne situant pas les choses du côté de la frustration sexuelle, mais du côté d’un échec sur le versant phallique. Je rappelle en effet que, pour la psychanalyse, la santé mentale est dépendante de notre rapport au désir et donc à la castration. Nous pourrions à ce titre illustrer cela à partir du cas de ma patiente déprimée : elle chute d’une place phallique lorsque son mari la délaisse et la désigne comme vieille, « on est vieux maintenant », blessure narcissique donc, mais un rêve qu’elle va faire témoigne aussi d’une dynamique qui lui appartient : dans ce rêve, une amie lui confie que son mari étant toujours en voyage, elle s’est autorisée à prendre un amant, ma patiente lui répond alors : « Tu as très bien fait, il n’avait qu’à être plus présent ! ». Or, dans la réalité, ma patiente ne s’est justement pas autorisée à le faire, au nom de la fidélité conjugale ; le rêve vient donc témoigner d’un refoulement, celui de la libido et de son désir dont elle ne s’autorise pas.

Si Freud a lié la névrose actuelle à la libido et la névrose à un conflit psychique primitif non résolu, il est intéressant de souligner que notre modernité interprète aujourd’hui le symptôme comme toujours actuel et indépendant de la libido sexuelle et du refoulement, tout ceci portant un nom : le traumatisme (ou le burn-out), alors que justement pour la psychanalyse, la seule réalité qui compte ce n’est pas la réalité événementielle, c’est la réalité psychique, ce qui n’est pas la même chose.

Revenons à Freud, plus tard dans son œuvre, il soulignera que « Le symptôme de la névrose actuelle est très souvent le noyau et le stade précurseur du symptôme névrotique », c’est ce lien avec des conflits anciens et non résolus qui lui a fait abandonner une lecture psychanalytique uniquement fondée sur l’actualité du sujet et c’est pour cela d’ailleurs que l’anamnèse est incontournable dans les entretiens préliminaires.

L’abandon de cette notion de névrose actuelle implique aussi autre chose, c’est que, si la résolution du symptôme est liée à l’actualité du sujet, pour l’analyste se pose toujours la question d’un au-delà. Peut-on se contenter d’une levée partielle du refoulement ou bien pousser les choses plus loin ? Cette question, ma patiente déprimée se l’était posée à sa façon une fois guérie : « qu’est-ce qui fait que ça ne va pas recommencer ? » Parce que, derrière sa frustration, il y avait la question de son propre renoncement, du fait qu’elle n’est pas parvenue à soutenir son désir et que cela ne concernait pas seulement sa vie sexuelle.

Venons-en maintenant à la « névrose de caractère », si ce terme n’est pas une invention freudienne et relève plus de l’usage courant, Freud néanmoins en parle en 1917 dans son article « Sur les transpositions des pulsions, plus particulièrement dans l’érotisme anal », le caractère se situe du côté de l’être puisqu’il désigne la façon d’être au monde, d’être en relation avec autrui, en famille, dans le couple, en société ou bien au travail, en somme, le caractère c’est ce qui se voit. Il est intéressant de souligner que, si l’enjeu premier d’une cure n’est pas de changer le caractère, son objet, du moins tel que Freud l’a énoncé, c’est d’être en mesure d’aimer et de travailler, et ceci implique donc déjà qu’elle peut produire des effets sur le caractère, et ce d’autant plus que le caractère est en lien avec le symptôme, Melman le rappelle lors d’une conférence à l’Hôpital Bicêtre, où il fait du symptôme névrotique l’un des quatre composants de l’identité.

« Névrose de caractère » fait bien sûr référence aux effets délétères du caractère dans la relation à autrui, mais le concept est tombé en désuétude parce que, si le caractère et l’effet de la dynamique modique qui prévaut dans la subjectivité, il témoigne au bout du compte du noyau conflictuel infantile propre à telle ou telle névrose ; comme pour ce patient qui viendra dès la première séance évoquer sa difficulté à s’autoriser à parler lorsqu’il est avec des amis, craignant de donner son avis sur tel ou tel sujet et de produire ce qu’il craint le plus : un conflit. Il est donc perçu par son entourage comme « de caractère réservé », mais au-delà de ce caractère réservé, ce qui est voilée, c’est la dimension agressive. Son caractère, son effacement, protège donc le noyau névrotique de son expression en plein jour, il est donc au service du refoulement. 

Dans l’article de Freud que j’ai évoqué, ce dernier prend l’exemple de la névrose obsessionnelle pour illustrer sa dynamique à travers le noyau névrotique propre à cette névrose et Freud souligne que le caractère « avare, pédant, obstiné » s’articule à partir de la dynamique pulsionnelle propre à l’érotisme anal. On pourrait d’ailleurs tout aussi bien dégager des traits de caractère déterminés par la prévalence du narcissisme ou encore d’autres propres à l’érotisme oral, un élève de Freud, Karl Abraham, a d’ailleurs consacré un article à cette question « Étude psychanalytique de la formation du caractère », 1925. Ainsi, les affres de la demande, de l’inextinguible demande, jamais rassasiée, frustrée de n’être jamais comblée, conduit fréquemment à la plainte, au ressentiment et à l’insatisfaction qui – pour rester freudien – illustre les spécificités d’un caractère dominé par la pulsion orale.

Dans son dernier ouvrage, Esther Tellerman résume ce qui participe à notre destin : « Ce sont les zones érogènes, ces bords où la pulsion s’accroche – anus, bouche, sphincters – voilà où se situe la “pensée” l’inconscient ne touchant à “l’âme” que par le corps, à ces points de béance sur le corps qui la règlent ».

On pourrait donc dire que le « caractère » prend sa source dans le rapport du sujet au grand Autre primordial, à partir d’un objet pulsionnel privilégié, il n’est en effet pas la même chose d’être organisé par la demande de l’autre comme chez l’obsessionnel ou par la demande à l’autre, par exemple, ou encore par le désir de l’Autre. Il y a une dizaine d’années, à l’occasion d’une séance de contrôle, Jean Paul Hiltenbrand m’a fait cette remarque très crue à propos d’un patient obsessionnel dont les séances étaient extrêmement fastidieuses : « Lorsqu’on est aux toilettes, il y a bien un moment où on doit couper sa merde, alors vous pouvez faire pareil et arrêter la séance ! », ce qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer son séminaire où il pouvait parler d’un patient en séance lui disant : « Ma parole est comme un long ruban de fiente », voilà une illustration possible de la place de l’objet pulsionnel dans l’économie subjective ; j’ajoute aussi une autre chose, c’est que mon patient réservé me fit un jour une remarque à propos de son père : « Je suis aussi effacé que lui, j’ai dû prendre de son caractère », son analyse ferait plutôt dire que les choses ne se situent pas tant du côté de la tradition ou de l’identification, mais peut-être d’un rapport commun à l’objet anal, c’est-à-dire celui que l’on retient. 

Un psychanalyste post-freudien, Wilhem Reich, a pu souligner combien l’analyste pouvait être évidemment confronté aux difficultés liées au caractère du patient, il range alors ce dernier du côté de la défense moïque, ce qu’il appelle « la cuirasse caractérielle ». L’hypothèse est néanmoins à interroger, car si, d’une part, le terme de « névrose de caractère » est facilement assimilé au « mauvais caractère », cela ne signifie pas que « le bon caractère » n’est pas lui aussi le produit d’une défense. L’autre danger d’une telle lecture, du côté de la défense c’est qu’elle risque de précipiter l’analyste vers une lecture moïque ou même paranoïaque des particularités du caractère de son patient, alors que ces particularités relèvent de son rapport au petit et au grand Autre. Ajoutons que si, comme je l’ai dit, la cure analytique peut produire des effets favorables sur le caractère, tempérer ses excès, par exemple, parfois c’est l’inverse qui se produit du fait de la levée du refoulement, ces échecs de la cure ou encore les effets d’une cure qui n’a pas été menée à son terme étant des choses que l’on constate hélas parfois aussi dans les associations psychanalytiques.

Pour conclure, on pourrait donc dire que le terme de névrose de caractère est inusité parce que, tout comme la névrose actuelle, il n’est que la partie émergée de l’iceberg, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans son article sur « Les quatre composantes de l’identité » Melman privilégie le symptôme comme constituant de cette identité, au caractère qui relève plus de la psychologie.