Travail proposé le 25 01 2006 pour la préparation du colloque de novembre 2006 : « Quête d'identité, relation d'altérité ».

A propos d'un métissage possible ou non, je voudrais amener cette notion de la mètis chez les Grecs comme une catégorie mentale pouvant ouvrir à cette question, et aussi à celle de l'altérité en tant que féminin.

Je m'appuie essentiellement sur l'ouvrage de Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, qui est un recueil d'articles rassemblés en 1974 par les deux hellénistes autour de cette « catégorie mentale » comme ils le disent dans leur introduction. Le titre exact est : « Les ruses de l'intelligence, la mètis chez les Grecs. »

Pour ma part il s'agit déjà d'une ruse de la langue, puisque mètis et métissage n'ont étymologiquement rien à voir : ce n'est pas la même racine, l'une grecque, l'autre latine, où a opéré pour moi une dimension métonymique.

Pendant un millénaire, la mètis s'exerce dans des domaines très divers et toujours à des fins pratiques : savoir-faire de l'artisan, habileté du sophiste, prudence du politique, art du pilote. Elle est multiple, polymorphe et se prête difficilement à la mesure et au raisonnement rigoureux puisqu'elle en est parfois le détournement. Il n'y a pas de traité de la mètis comme il y a des traités de logique. A partir du cinquième siècle, cette forme d'intelligence a été refoulée et ne peut s'appréhender qu'en creux.

 Pour l'essentiel, l'écrit et l'enseignement tels qu'ils se développent au quatrième siècle avec Platon et Aristote,marquent une rupture avec un certain type d'intelligence. Les sophistes sont ceux qui ont occupé une position charnière entre la mètis traditionnelle et la nouvelle intelligence du philosophe. A partir de là, l'univers intellectuel du philosophe grec, contrairement à celui des penseurs indiens ou chinois, suppose une dichotomie radicale entre être et devenir : d'un côté le domaine de l'être,du Un, de l'immuable, du limité, du savoir droit et fixe, de l'autre le domaine du devenir, du multiple, de l'illimité, de l'opinion flottante, et aussi de la prudence qui protège la vie de cet indécidable.

 Dans ce cadre de pensée, la mètis ne peut plus avoir de place, puisque ce qui la caractérise est précisément d'opérer par un continuel jeu de bascule, d'aller-retour : elle renverse en leur contraire des termes qui ne sont pas encore définis comme des concepts stables et déterminés.

Chez Homère, le personnage d'Ulysse est l'incarnation humaine de la mètis, avec toute la dimension de ses savoir-faire, de son savoir et aussi de ses ruses et de son habileté de sophiste qui sait se jouer et jouer de la langue.

Ce qui nous amène précisément cette question de l'identité est l'épisode où Ulysse est prisonnier avec ses compagnons du cyclope Polyphème qui dévore deux marins par dîner. Il prépare la ruse en disant au cyclope se nommer Personne -outis — et lorsqu'il l'aveugle dans son sommeil à l'aide d'un épieu durci au feu après l'avoir enivré, et que celui-ci hurle pendant qu'Ulysse et ses compagnons s'enfuient, les autres cyclopes demandent : « Est-ce que quelqu'un -mê tis- te tue par ruse ou par force ? », Polyphème répond : « outis », personne me tue ». Ce que les cyclopes entendent : personne ne me tue.

( On peut ajouter à cette ruse du mot la subtilité de la combinaison à cet endroit de la grammaire et du vocabulaire : entre mê tis qui signifie : « est-ce que -mê- quelqu'un -tis- », et mètis, la ruse.)

La mètis, c'est aussi l'efficacité de la maîtrise de la langue, c'est aussi un savoir dire avec une dimension de leurre et de semblant toujours à l'œuvre.

Ainsi la mètis, pendant un millénaire, trace dans la culture grecque une ligne fermement dessinée, qui s'est trouvée refoulée au profit d'une logique de l'identité, d'une métaphysique de l'être. C'est précisément à cet endroit que cette notion nous intéresse, en ce qu'elle permet de penser une mise en question de l'identité et une ouverture vers l'altérité, une altérité multiforme : « Pour s'orienter dans le monde du changement, de l'instable, pour maîtriser le devenir en jouant le ruse avec lui, l'intelligence doit se faire elle-même mouvance, polymorphie, retournement, feinte. » (p. 56)

Vous entendez dans le fil de ce qui est ici amené à propos de la mètis, toute une catégorie qui n'est pas du registre du Un, du fini, de l'universel, mais du registre de ce que Lacan a nommé de la catégorie de l'Autre, situé du côté femme dans le tableau de la sexuation, que le contingent et l'ouvert caractérisent.

Par ailleurs ce dont il s'agit avec la mètis concerne les savoirs, c'est-à-dire le S2 au regard du S1 ; les savoirs, savoir de l'artisan ( en Grèce art et artisanat ne sont pas distingués ), savoirs en devenir, non limités, ouverts à l'invention. En même temps le terme de mètis est issu d'une racine verbale qui signifie mesurer : mètron, et on le relie à la racine med, dont Benveniste définit ainsi le sens : prendre avec autorité les mesures appropriées.

Ulysse dans sa ruse nous indique que ces savoirs sont pris dans la langue elle-même avec le jeu de l'équivoque et du déplacement.

La mètis nous place dons résolument du côté de l'altérité, de la diversité, du pluriel. Elle laisse penser à la possibilité d'une identité moins fondée sur la question phallique que sur celle de l'objet, en lien avec les savoirs, avec une modalité différente qui serait plutôt de l'ordre de faire avec la béance, le trou, en jouant de prudence, de savoir-faire…

Nous pouvons ainsi entendre la dimension du féminin en ce qu'il n'est pas tout pris dans la question du un, (au sens de l'au moins un et pas du Un totalisant), ce qui n'est pas complètement superposable avec l'appréhension du masculin et du féminin chez les Grecs . En effet, ce qui est particulier chez les Grecs, c'est la dissociation féminin/femme, où ce qui touche à la question du féminin chez les femmes est totalement rejeté, refoulé pour réapparaître dans ce que je viens de vous présenter.

Est-ce que cela pourrait rendre compte de ce que serait un métissage réussi, en ce que la mètis permet de penser l'autre au regard d'une référence qui n'est pas fixe ?

La dimension de la précarité prend place dans cette catégorie, et de ce fait trouve un cadre symbolique.

Bibliogaphie : Les ruses de l'intelligence, la mètis des Grecs de Détienne et Vernant, coll. Champs chez Flammarion.