Parmi les grands remaniements identitaires que nous impose la modernité, ceux qui concernent l'identité sexuée ne sont pas les moindres ; comme nous l'ont dit Françoise Rey et Elisabeth Le Bihan lors de notre dernière réunion, l'évolution des mœurs et des lois ont profondément changé la place des femmes dans la société et dans leur rapport privé aux hommes. Ce qui reste relativement inaperçu, c'est que du même coup le statut et l'identité des hommes se trouvent eux aussi  remaniés.

Lorsque nous voulons suivre cette évolution, nous regardons en premier lieu les droits conquis par les femmes et les lois qui marquent pour elles une émancipation de ce qui a été nommé de bonne heure le pouvoir masculin,(Cf La déclaration des droits de la femme : « La tyrannie perpétuelle des hommes » -art. IV)(1). Mais si nous essayons de suivre les rapports entre les lois écrites, votées, et les lois coutumières, nous pouvons constater un décalage important. Nous avons tendance à regretter les retards de la loi sur les mœurs. Mais parfois la loi votée ne passe pas du tout dans les mœurs comme la loi du 6 fructidor An II qui fonde le droit au nom des citoyens français et ce droit est le même pour les hommes et pour les femmes. Cette loi qui attribue une dénomination pour les hommes et les femmes et leur assigne un patronyme à vie, rend illégal ou au moins sans effet juridique le nom d'épouse. Mais la distinction mademoiselle-madame et l'attribution du nom d'épouse sont restés dans les mœurs en dépit de cette loi.(2)

Ainsi nous voyons que la loi révolutionnaire qui a imposé une symétrisation dans une opposition binaire homme-femme n'a pas réussi à venir à bout d'une loi coutumière qui, dans la langue elle-même, définit les femmes par rapport à un homme, le père ou le mari. Ce que la loi républicaine essaie de mettre en place, c'est une égalité de statut qui, en faisant se dissoudre la limite privé-public, symétrise les places dans le couple et les filiations. Depuis les lois sur le divorce jusqu'à la dernière loi sur l'attribution du patronyme aux enfants, ce processus de symétrisation des places n'a cessé de suivre un cours qui abouti à une situation d'égalité de statut légal entre les hommes et les femmes. Mais à l'instar du mot mademoiselle, bien des pratiques coutumières témoigne du maintien d'une dissymétrie dans les places masculines et féminines. Comme le fait remarquer G. Pommier dans son article  sur la loi de 2005 sur les patronymes(3), cette loi a été votée en dépit et même contre un respect ultra-majoritaire de la loi coutumière, puisque 97% des enfants nés hors-mariage se voient attribuer le patronyme de leur père, alors que la possibilité de porter le patronyme de la mère existait avant la promulgation de la loi de 2005. Ce forçage législatif mérite deux remarques principales :

-  La première est que cette loi a été votée suite à une requête du conseil européen, ce qui pose le problème de l'étagement des niveaux de décision dans l'adoption des règlements et des lois depuis l'échelon local jusqu'aux niveaux supranationaux. Pour toute décision prise à un échelon donné, un recours peut être lancé et venir invalider ou au moins affaiblir son application. Ainsi, pour une loi comme celle sur le patronyme, qui touche au plus près l'identité de chacun, il a suffit qu'elle circule entre plusieurs échelons législatifs pour qu'elle échappe au débat démocratique et qu'elle soit radicalement transformée à l'insu du plus grand nombre.

-  La deuxième remarque est que cette nouvelle loi vient toucher un des piliers de la loi coutumière qui continue, parfois contre la loi républicaine, à organiser la dissymétrie des rapports hommes-femmes, et l'exogamie. Comme nous le savons, le patronyme est le trait culturel, la marque symbolique première — mais non unique — qui vient séparer l'enfant de sa mère en pervertissant les échanges qu'il a avec elle par la mécanique pulsionnelle. L'exogamie est cet acte culturel majeur qui permet que l'enfant ne soit pas un corps soumis à divers besoins, mais un parlêtre soumis à un désir, en même temps qu'elle organise l'échange des femmes entre lignages différents. Mais si dans des systèmes sociaux à la donne symbolique relativement simple, les règles de l'exogamie sont faciles à préciser, dans des sociétés plus vastes où les groupes sociaux se définissent selon divers critères hétérogènes : religion, langue, hiérarchie sociale, milieu socio-professionnel, où commence et où finit l'exogamie ? C'est là une question importante concernant l'identité, puisque l'exogamie ne peut se fonder que sur la définition de traits symboliques différents, et que l'identité de ces traits va définir l'endogamie.

Le point de départ de mes questions était de savoir si l'évolution actuelle des rapports homme-femme, tels qu'ils sont réglés par les lois des pays démocratiques qui égalisent ou symétrisent les places, n'allait vers une vaste endogamie, du fait que la tendance veut qu'hommes et femmes appartiennent à une même loi, à une même filiation, à un même grand Un. Toutefois, si nous gardions l'idée que notre modernité nous éloigne d'une exogamie vaillamment mise en place par nos glorieux ancêtres, nous ne prendrions pas en compte le fait que les échanges inter-communautaires n'ont jamais été aussi nombreux qu'aujourd'hui, ni d'autre part que l'endogamie a pu être non une exception, mais bien une règle dans certaines sociétés du passé. Comme l'ont bien établi certains travaux, dont ceux de Germaine Tillion, l'endogamie a été une pratique généralisée sur le pourtour méditerranéen durant l'antiquité et le moyen-âge, et si elle a régressé dans de nombreuses contrées, elle reste d'une pratique courante en d'autres, dont les sociétés l'Afrique du Nord que G. Tillion(4) a étudié de près. Cette endogamie qui se pratique par le mariage entre cousins, souvent germains, a pour effet de renforcer la cohésion tribale, la richesse patrimoniale et donc la puissance patriarcale. Elle a pour autre effet de porter à son comble l'honneur viril, qui s'appuie sur la possession jalouse de biens patrimoniaux et de femmes, source de conflits et crimes d'honneur et donc d'un cloisonnement social éprouvant pour tous. Nés dans des sociétés où ce type d'organisation des échanges était la règle, les trois monothéismes ont édicté des lois qui ont eu pour visée de casser cette organisation patriarcale endogamique, en interdisant les mariages sur plusieurs degrés de parenté et en donnant aux femmes des droits, notamment de possession de biens, dont elles étaient jusque-là profondément dépourvues. Ces lois monothéistes ont eu des effets divers sur les lois coutumières —comme les lois républicaines d'ailleurs- puisque dans certaines contrées elles ont fini par s'imposer et organiser des échanges exogamiques, mais qu'en d'autres lieux le maintien de leur énoncé n'a pas réussi à empêcher l'endogamie. Remarquons au passage qu'ici le patriarcat, en organisant l'endogamie, œuvre en sens inverse du Nom-du-Père qui implique l'exogamie. Le monothéisme a pour un temps au moins permis que les femmes soient acceptées comme venant d'un lieu Autre. Il le fit en reconnaissant aux femmes une même filiation symbolique au Dieu Un, ce qui les dispensait de la reconnaissance d'une filiation réelle à un patriarche. C'est au nom d'une autorité supérieure, transcendante, que l'exogamie a pu s'organiser.

Que va-t-il se passer si la loi qui s'impose sur les différentes lois coutumières préexistantes réussit son coup, à savoir qu'elle homogénéise, rassemble dans un grand Un les diverses unités sociales déjà là ? Est-ce que dans ce grand Un homogène les échanges exogamiques ne vont pas de nouveau devenir difficile ? C'est là un risque de grande endogamie qui ne s'est jamais réalisé dans les systèmes monothéistes. Mais qu'en est-il dans les sociétés démocratiques qui ont érigé des lois qui ne font presque plus aucune distinction entre les hommes et les femmes ? Certes la mondialisation n'est pas une réalité totale ni homogène, loin s'en faut heureusement, de même que nous sommes loin d'être chapeautés par un Etat universel, même si les grandes institutions internationales prennent un pouvoir croissant dans nos vies en promulguant divers règlements, droits et lois à un échelon supranational. C'est ce que nous commençons à mesurer, non sans difficulté, au niveau économique, mais que nous mesurons beaucoup plus mal pour ce qui concerne nos mœurs, parce que cela vient toucher à la loi inconsciente qui nous commande à notre insu. Ce qui s'est produit en Europe dès le 19ème siècle dans la suite de la révolution française et de la déclaration des droits de l'homme, concernant le statut des femmes, s'est généralisé au reste du monde dans la suite de la déclaration universelle des droits de l'homme. Les femmes y trouvent soutien et légitimité à leurs revendications, même si les résistances y sont dans certains pays très vives, au point que l'on pourrait parler dans certains cas d'un véritable recul.

Cette évolution mondiale a des effets certains sur les conditions qui régissent notre désir comme notre jouissance. Nous ne pouvons que nous réjouir de la place et du rôle qu'ont pris les femmes dans notre société. Mais force est de constater que ces changements profonds et brutaux ont créé les conditions d'un malaise nouveau que l'on pourrait résumer succinctement ainsi : les hommes et les femmes ne savent plus très bien sur quel pied danser, ni même quelle danse ils pourraient bien faire ensemble. Il s'ensuit que l'identité féminine, qui a bénéficié de l'attention et des contributions du plus grand nombre, reste l'objet d'une quête dont rien n'annonce l'apaisement, et que l'identité masculine, qui semblait il n'y a pas si longtemps pouvoir subir toutes les attaques sans broncher, a vacillé jusque sur ses fondements. C'en est au point que nombre d'hommes éprouvent de grandes difficultés à prendre leurs marques dans la vie sociale et avec les femmes.

Tout est advenu comme si l'on n'avait pas vu qu'en touchant au statut des femmes, nous touchions aussi à celui des hommes. Revenons brièvement sur le féminisme. Celui-ci a été soutenu selon deux modalités différentes, et une troisième qui se dessine maintenant. Ces deux modalités principales prônent, l'une l'égalité homme-femme et l'autre leur différence. Pour l'égalitarisme, il n'y a pas de différence naturelle qui justifie l'inégalité de statut, culturelle, qui existe entre les hommes et les femmes. C'est dans cette visée que s'énonce qu'ils sont également citoyens et qu'ils possèdent les mêmes droits. Le différentialisme se fonde lui sur un essentialisme. Il existe une essence féminine, une nature dont l'identité nécessite qu'elle soit pleinement définie et reconnue. Ces deux voies du féminisme ont en commun la contestation de la domination masculine, de l'androcentrisme, et la revendication d'une appartenance à un système de loi et à une filiation qui serait la même pour les égalitaristes, et qui leur seraient propres pour les différentialistes. Dans un cas comme dans l'autre, l'identité des femmes trouverait sa pleine reconnaissance dans un système unifié, un Un qui dans un cas est le même que celui des hommes, et dans l'autre est différent mais parfaitement symétrique.

A côté de ces deux versions du féminisme s'en développe une autre, originale, que l'on trouve chez certains auteurs des genders studies, dont Judith Butler, qui se fonde sur l'affirmation qu'il n'y a pas de nature, d'essence, et donc d'identité féminine. Leur théorie, éminemment politique, s'appuie sur ce terme de gender, le genre, qui a fait son entrée universitaire et sociale dans les années 70 en Amérique du Nord. C'est un terme qui s'oppose à sexe. « Sexe est un mot qui fait référence aux différences biologiques entre mâles et femelles, genre par contre est un terme qui renvoie à la culture. Il concerne la classification sociale en masculin et féminin. On doit admettre l'invariance du sexe et la variabilité du genre. »(5)

Cette variabilité du genre est au fondement de leur mouvement et de leur théorie, qui affirme que toute norme, toute identité est soumise à une variabilité culturelle qui est le résultat des luttes que se sont livrées les divers pouvoirs phallogocentriques. Les gender studies prennent pour cible, elles aussi, la dominance masculine, qu'elle soit sur les femmes, les minorités opprimées, ou sur ce qui vient déroger à ce qu'ils nomment la norme hétérosexuelle. Comme ils le disent sans détour, c'est par une politisation des normes sexuelles, qu'ils visent à réformer non seulement dans leur contenu mais aussi dans leur statut, qu'ils font porter leur action qui consiste à obtenir une reconnaissance universelle de tous ceux et celles qui ont à souffrir de la censure et du refoulement imposés par la dominance masculine. Comme vous l'entendez, ce programme ne fait pas qu'élargir et radicaliser une revendication ancienne, il la déplace. Dès Olympe de Gouge nous trouvons chez les féministes une contestation de la tyrannie perpétuelle que l'homme oppose non seulement aux femmes mais aussi aux esclaves et autres opprimés. Cette oppression a pour résultat la non-reconnaissance de l'identité et des droits de ceux qui sont en position Autre.

L'originalité des Gender studies et particulièrement de J. Butler est d'affirmer qu'il n'y a pas d'identité, de nature féminine. Mais cette affirmation n'empêche pas de revendiquer une reconnaissance universelle pour les femmes et plus généralement « tou.te.s  ce.lles.ux» qui sont en position Autre. En bonne hégelienne, J. Butler accompagne sa théorie d'une action politique qui l'a menée à occuper un poste éminent dans la bureaucratie internationale, comme présidente de la commission des droits de l'homme pour les lesbiennes, gays, bi et transsexuels, organisme chargé de faire enregistrer et respecter les nouvelles normes conquises de haute lutte.

Ces diverses théories féministes présentent pour nous l'intérêt de rendre compte du type de nouveautés socio-politiques auxquelles nous sommes d'ores et déjà confrontés. Elles nous permettent de préciser un chapitre important du malaise dans la civilisation tel que nous le vivons aujourd'hui, à partir d'une remise en cause non seulement de l'identité féminine, mais tout autant, ce qui n'est que rarement dit, de l'identité masculine. Les féminismes ont ce point commun qu'ils ont appuyé leurs revendications sur une dénonciation de la domination masculine, de l'androcentrisme. Comme nous l'avons évoqué trop brièvement, ces revendications ont eu des effets législatifs et sur nos mœurs qui ont des répercutions non négligeables sur l'exercice de la virilité. De sorte qu'il y a un malaise palpable du côté de la gente masculine, tant en ce qui concerne son identité que son action.

C'est ce malaise, plus qu'un autre, qui mènent des hommes et des femmes à entreprendre une cure analytique. Cela est pour eux l'occasion de prendre au sérieux le savoir qu'ils ont déjà sur ce qui les fait hommes ou femmes. Parmi ces savoirs, il en est un qui concerne l'existence de La femme, ou son inexistence plus précisément, et l'androcentrisme, à savoir qu'il n'y a pas d'androcentrisme. C'est ce qu'affirme à maintes reprises Lacan, dans le séminaire « D'un Autre à l'autre »(6)  notamment : «  …La femme, on ne sait pas ce que c'est, inconnue dans la boîte!il ne s'agit pas de savoir pour l'instant si les femmes sont refoulées, il s'agit de savoir si La Femme l'est comme telle, et bien sûr ailleurs, et pourquoi pas en elle-même, bien sûr. Ce discours n'est pas androcentrique. La Femme dans son essence, si c'est quelque chose, et nous n'en savons rien, elle est tout aussi refoulée pour la femme que pour l'homme, et elle l'est doublement. D'abord en ceci que le représentant de sa représentation est perdu, on ne sait pas ce que c'est que La femme … ». Pour les hommes comme pour les femmes, La femme est refoulée primordialement, il n'y a aucun signifiant pour la représenter. Comme la chose freudienne, La femme est imprédicable, elle n'a aucun attribut qui permette de l'identifier. C'est là une faille commune aux hommes et aux femmes, qui constitue pour eux une commune filiation, a pu dire C. Melman qui ajoute : « On peut ensuite vouloir attribuer cette faille à tel ou tel père singulier, à telle culture spéciale, à telle langue originale à telle circonstance exceptionnelle, cela c'est le roman familial ou national. »(7 )Lequel roman familial ou national sert à faire valoir une identité, une filiation particulière. C'est là que nous voyons se distinguer deux types de filiation différents, à savoir une filiation à une faille sur laquelle aucune représentation, aucune identité ne peut s'accrocher, et une filiation à un trait communautaire qui, lui, assure une identité aux porteurs de ce trait. La première filiation est commune, universelle, mais faute d'un trait identitaire, elle ne cesse pas de ne pas s'écrire. La deuxième filiation qui se fait dans la fonction phallique, en apparence ne cesse pas de ne pas s'écrire, mais en fait repose sur un trait qui a cessé de ne pas s'écrire pour un certain nombre, à qui il assure une identité- cf séminaire Encore(8). Ce qui serait l'androcentrisme ne repose donc sur aucun trait identitaire nécessaire. La nécessité, c'est qu'il y ait un trait pour fonder une filiation ; que ce soit tel ou tel trait est contingent. En conséquence, il n'y a pas d'identité universelle, et d'autre part il ne peut y avoir de reconnaissance d'une identité sans passer par une contingence, c'est-à-dire par un symptôme particulier. Ces quelques points de logique, qui peuvent nous paraître par trop abstraits, ne nous disent pas moins que toute quête d'identité ne peut avoir qu'un résultat partiel et n'aboutir en aucun cas à une reconnaissance universelle.

C'est pourtant  à cette universalité que semblent aspirer les démocraties modernes qui ont instauré un système politique qui prône une égale reconnaissance des droits de chacun de ses membres. Ce système a pour effet une homogénéisation en des groupes de plus en plus vastes au sein desquels il est difficile de faire valoir une différence, une altérité. D'où la revendication hystérique d'une reconnaissance par un grand tout universel, qu'il soit politique ou religieux, qui au fur et à mesure qu'il se réalise rend les possibilités d'une reconnaissance identitaire plus difficile. Comment pourrons-nous, dans ces masses, maintenir l'existence de traits différentiels à partir desquels le désir exogamique aura toujours cours ? C'est peut-être là-dessus que le discours Psychanalytique a vraiment son mot à dire !

NOTES

1 — Olympe de Gouge : DECLARATION DES DROITS DE LA FEMME ET DE LA CITOYENNE

Préambule.

Homme es-tu capable d'être juste ? C'est une femme qui t'en fais la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis moi : Qui t'a donné le souverain empire d'opprimer mon sexe ? ta force ? tes talents ? Observe le créateur dans sa sagesse ; parcours la nature dans toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi si tu l'oses, l'exemple de cet empire tyrannique. Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux, jette enfin un coup d'œil sur toutes les modifications de la matière organisée ; et rends-toi à l'évidence quand je t'en offre les moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu le peux, les sexes dans l'administration de la nature. Partout tu les trouveras confondus, partout ils coopèrent avec un ensemble harmonieux à ce chef-d'oeuvre immortel. L'homme s'est fagoté un principe de cette exception. Bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l'ignorance la plus crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles ; qui prétend jouir de la révolution, et réclamer ses droits à l'égalité, pour ne rien dire de plus. Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation, demandent d'être constituées en assemblée nationale. Considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de la femme, sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de la femme ; afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir des femmes ; et ceux du pouvoir des hommes, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient respectés ; afin que les réclamations des citoyennes, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution, des bonnes mœurs, et au bonheur de tous. En conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage dans les souffrances maternelles, reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Etre suprême, les Droits suivants de la femme et de la citoyenne.

Article I. La femme naît libre et demeure égale à l'homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.

Article II. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de la Femme et de l'Homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et surtout la résistance à l'oppression.

Article III. Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation qui n'est que la réunion de la Femme et de l'Homme : nul corps, nul individu, ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.

Article IV. La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à autrui ; ainsi l'exercice des droits naturels de la femme n'a de bornes que la tyrannie perpétuelle que l'homme lui oppose ; ces bornes doivent être réformées par les lois de la nature et de la raison.

Article V.

Les lois de la nature et de la raison défendent toutes actions nuisibles à la société : tout ce qui n'est pas défendu par ces lois, sages et divines, ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elles n'ordonnent pas.

Article VI. La Loi doit être l'expression de la volonté générale ; toutes les Citoyennes et Citoyens doivent concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ; elle doit être la même pour tous : toutes les citoyennes et tous les citoyens étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emploi publics, selon leurs capacités, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents.

Article VII. Nulle femme n'est exceptée ; elle est accusée, arrêtée et détenue dans les cas déterminés par la Loi. Les femmes obéissent comme les hommes à cette Loi rigoureuse.

Article VIII. La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée aux femmes.

Article IX. Toute femme étant déclarée coupable, toute rigueur est exercée par la Loi.

Article X. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fondamentales, la femme a le droit de monter sur l'échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune : pourvu que ses manifestations ne troublent pas l'ordre public établi par la Loi.

Article XI. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de la femme, puisque cette liberté assure la légitimité des pères envers les enfants. Toute Citoyenne peut donc dire librement, je suis mère d'un enfant qui vous appartient, sans qu'un préjugé barbare la force à dissimuler la vérité ; sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

Article XII. La garantie des droits de la femme et de la citoyenne nécessite une utilité majeure ; cette garantie doit être instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de celles à qui elle est confiée.

Article XIII. Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses de l'administration, les contributions de la femme et de l'homme sont égales ; elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches pénibles ; elle doit donc avoir de même part à la distribution des places, des emplois, des charges, des dignités et de l'industrie.

Article XIV. Les Citoyennes et Citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes, ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique. Les Citoyennes ne peuvent y adhérer que par l'admission d'un partage égal, non seulement dans la fortune, mais encore dans l'administration publique, et de déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée de l'impôt.

Article XV. La masse des femmes, coalisées pour la contribution à celle des hommes, a le droit de demander compte, à tout agent public, de son administration.

Article XVI. Toute société, dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution : la Constitution est nulle, si la majorité des individus qui composent la Nation n'a pas coopéré à sa rédaction.

Article XVII. Les propriétés sont à tous les sexes réunis ou séparés ; elles sont pour chacun un droit inviolable et sacré ; nul ne peut en être privé comme vrai patrimoine de la nature, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité.

Postambule.

Femme, réveille-toi ; le tocsin de la raison se fait entendre dans tout l'univers ; reconnais tes droits. Le puissant empire de la nature n'est plus environné de préjugés, de fanatisme, de superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dissipé tous les nuages de la sottise et de l'usurpation. L'homme esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de recourir aux tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste envers sa compagne. Ô femmes ! Femmes, quand cesserez-vous d'être aveugles ? Quels sont les avantages que vous avez recueillis dans la révolution ? Un mépris plus marqué, un dédain plus signalé. Dans les siècles de corruption vous n'avez régné que sur la faiblesse des hommes. Votre empire est détruit ; que vous reste-t-il donc ? La conviction des injustices de l'homme. La réclamation de votre patrimoine, fondée sur les sages décrets de la nature ; qu'auriez-vous à redouter pour une si belle entreprise ? le bon mot du législateur des noces de Cana ? Craignez-vous que nos Législateurs Français, correcteurs de cette morale, longtemps accrochée aux branches de la politique, mais qui n'est plus de saison, ne vous répètent : femmes qu'y a-t-il de commun entre vous et nous ? Tout, auriez-vous à répondre. S'ils s'obstinaient, dans leur faiblesse, à mettre cette inconséquence en contradiction avec leurs principes ; opposez courageusement la force de la raison aux vaines prétentions de supériorité ; réunissez-vous sous les étendards de la philosophie ; déployez toute l'énergie de votre caractère, et vous verrez bientôt ces orgueilleux, non serviles adorateurs rampant à vos pieds, mais fiers de partager avec vous les trésors de l'Etre suprême. Quelles que soient les barrières que l'on vous oppose, il est en votre pouvoir de les affranchir ; vous n'avez qu'à le vouloir. Passons maintenant à l'effroyable tableau de ce que vous avez été dans la société ; et puisqu'il est question, en ce moment, d'une éducation nationale, voyons si nos sages Législateurs penseront sainement sur l'éducation des femmes.

Les femmes ont fait plus de mal que de bien. La contrainte et la dissimulation ont été leur partage. Ce que la force leur avait ravi, la ruse leur a rendu ; elles ont eu recours à toutes les ressources de leurs charmes, et le plus irréprochable ne leur résistait pas. Le poison, le fer, tout leur était soumis ; elles commandaient au crime comme à la vertu. Le gouvernent français, surtout, a dépendu, pendant des siècles, de l'administration nocturne des femmes ; le cabinet n'avait point de secret pour leur indiscrétion ; ambassade, commandement, ministère, présidence, pontificat, cardinalat ; enfin tout ce qui caractérise la sottise des hommes, profané et sacré, tout a été soumis à la cupidité et à l'ambition de ce sexe autrefois méprisable et respecté, et depuis la révolution, respectable et méprisé.

Dans cette sorte d'antithèse, que de remarques n'ai-je point à offrir ! Je n'ai qu'un moment pour les faire, mais ce moment fixera l'attention de la postérité la plus reculée. Sous l'ancien régime, tout était vicieux, tout était coupable ; mais ne pourrait-on pas apercevoir l'amélioration des choses dans la substance même des vices ? Une femme n'avait besoin que d'être belle ou aimable ; quand elle possédait ces deux avantages, elle voyait cent fortunes à ses pieds. Si elle n'en profitait pas, elle avait un caractère bizarre, ou une philosophie peu commune, qui la portait aux mépris des richesses ; alors elle n'était plus considérée que comme une mauvaise tête : la plus indécente se faisait respecter avec de l'or ; le commerce des femmes était une espèce d'industrie reçue dans la première classe, qui, désormais, n'aura plus de crédit. S'il en avait encore, la révolution serait perdue, et sous de nouveaux rapports, nous serions toujours corrompus ; cependant la raison peut-elle se dissimuler que tout autre chemin à la fortune est fermé à la femme que l'homme achète, comme l'esclave sur les côtes d'Afrique. La différence est grande ; on le sait. L'esclave commande au maître ; mais si le maître lui donne la liberté sans récompense, et à un âge où l'esclave a perdu tous ses charmes, que devient cette infortunée ? Le jouet du mépris ; les portes même de la bienfaisance lui sont fermées ; elle est pauvre et vieille, dit-on ; pourquoi n'a-t-elle pas su faire fortune ? D'autres exemples encore plus touchants s'offrent à la raison. Une jeune personne sans expérience, séduite par un homme qu'elle aime, abandonnera ses parents pour le suivre ; l'ingrat la laissera après quelques années, et plus elle aura vieilli avec lui, plus son inconstance sera inhumaine ; si elle a des enfants, il l'abandonnera de même. S'il est riche, il se croira dispensé de partager sa fortune avec ses nobles victimes. Si quelque engagement le lie à ses devoirs, il en violera la puissance en espérant tout des lois. S'il est marié, tout autre engagement perd ses droits. Quelles lois reste-t-il donc à faire pour extirper le vice jusque dans la racine ? Celle du partage des fortunes entre les hommes et les femmes, et de l'administration publique. On conçoit aisément que celle qui est née d'une famille riche, gagne beaucoup avec l'égalité des partages. Mais celle qui est née d'une famille pauvre, avec du mérite et des vertus ; quel est son lot ? La pauvreté et l'opprobre. Si elle n'excelle pas précisément en musique ou en peinture, elle ne peut être admise à aucune fonction publique, quand elle en aurait toute la capacité. Je ne veux donner qu'un aperçu des choses, je les approfondirai dans la nouvelle édition de tous mes ouvrages politiques que je me propose de donner au public dans quelques jours, avec des notes.

Je reprends mon texte quant aux moeurs. Le mariage est le tombeau de la confiance et de l'amour. La femme mariée peut impunément donner des bâtards à son mari, et la fortune qui ne leur appartient pas. Celle qui ne l'est pas, n'a qu'un faible droit : les lois anciennes et inhumaines lui refusaient ce droit sur le nom et sur le bien de leur père, pour ses enfants, et l'on n'a pas fait de nouvelles lois sur cette matière. Si tenter de donner à mon sexe une consistance honorable et juste est considéré dans ce moment comme un paradoxe de ma part, et comme tenter l'impossible, je laisse aux hommes à venir la gloire de traiter cette matière ; mais, en attendant, on peut la préparer par l'éducation nationale, par la restauration des moeurs et par les conventions conjugales. "

2 — REPONSE MINISTERIELLE N°5128 DU 3 MARS 1983 JO SENAT DU 14 AVRIL 1983 PAGE 572 —

FEMMES : MODIFICATION D'ETAT CIVIL

M.Roger Poudonson demande à Mme le ministre délégué auprès du Premier ministre chargé des droits de la femme si elle envisage effectivement de proposer la suppression de l'usage « mademoiselle » ou « madame » qui définit la femme par son statut matrimonial ainsi que l'usage des mentions « épouse », « divorcée » ou « veuve ».

Réponse : l'existence des deux termes différents pour désigner les femmes mariées et celles qui ne le sont pas constitue une discrimination à l'égard des femmes puisqu'une telle différenciation n'existe pas pour les hommes. Elle semble indiquer que le mariage confère à la femme une valeur différente alors que la valeur de l'homme n'est pas affectée par cet acte juridique et social. Il me semble important de préciser que ces termes constituent un usage qu'aucun texte ne codifie. Leur utilisation n'entraîne aucune conséquence juridique. Il s'ensuit pratiquement que personne -organisme ou individu - ne peut imposer à une femme la mention madame ou mademoiselle. Il incombe aux intéressées de choisir la désignation qu'elles préfèrent. Il en va différemment du nom des femmes mariées. En effet, c'est la loi du 6 fructidor An II qui fonde le droit au nom des citoyens français et ce droit est le même pour les hommes et pour les femmes. Cette loi dispose dans son article 1er « Aucun citoyen ne pourra porter de nom ni de prénom autres que ceux exprimés dans son acte de naissance ». Aucun texte ne prévoit non plus que le mariage emporte changement de nom des époux. Les papiers officiels ne doivent donc pas comporter d'autre nom que le nom légal.  L'apposition des mentions épouse, divorcée ou veuve, suivie du nom du conjoint est donc  contraire à la loi. Qu'il s'agisse des termes madame ou mademoiselle, ou du nom des femmes, le droit positif actuel n'établit pas de discrimination, seuls des usages abusifs sont la cause des difficultés qu'un grand nombre de femmes éprouvent à faire respecter leur droit. Il est important que les femmes connaissent ce type d'information tant auprès des organismes qui pour différentes raisons doivent prendre en considération l'état civil des citoyens, qu'auprès des femmes elles-mêmes qui devant l'ignorance et la mauvaise foi, en viennent parfois à douter de leur bon droit. 

3 — Gérard POMMIER , « La loi contre le nom du père » in Clinique lacanienne n°8, ERES, 2005.

4 — Germaine TILLION ,  Le harem et les cousins, Points,  1982.

5 — C. GUIONET & E.NEVEU, Féminins/masculin : sociologie du genre,Armand Colin, 2004.

6 — D'un Autre à l'autre, le 12mars 1969.

…La femme, on ne sait pas ce que c'est, inconnue dans la boîte ! sinon, Dieu merci, par des représentations, parce que, bien sûr, depuis toujours on ne l'a jamais connue que comme ça. Si la psychanalyse met justement quelque chose en valeur, c'est que c'est par un ou des représentants de la représentation, c'est bien là le cas de mettre en valeur la fonction de ce terme que Freud introduit à propos du refoulement, il ne s'agit pas de savoir pour l'instant si les femmes sont refoulées, il s'agit de savoir si la Femme l'est comme telle, et bien sûr ailleurs, et pourquoi pas en elle-même, bien sûr. Ce discours n'est pas androcentrique. La Femme dans son essence, si c'est quelque chose, et nous n'en savons rien, elle est tout aussi refoulée pour la femme que pour l'homme, et elle l'est doublement. D'abord en ceci que le représentant de sa représentation est perdu, on ne sait pas ce que c'est que la femme, et ensuite que ce représentant, si on le récupère, est l'objet d'une Verneinung car qu'est-ce d'autre qu'on puisse lui attribuer comme caractère que de ne pas avoir ce que précisément il n'a jamais été question qu'elle ait. Pourtant il n'y a que sous cet angle que, dans la logique freudienne, apparaît la femme : un représentant inadéquat, à côté le phallus et puis la négation qu'elle l'ait, c'est-à-dire la réaffirmation de sa solidarité avec ce truc qui est peut-être bien son représentant mais qui n'a avec elle aucun rapport. Alors ça devrait nous donner à soi tout seul une petite leçon de logique et voir que ce qui manque à l'ensemble de cette logique, c'est précisément le signifiant sexuel.

7 — Encore, Leçon du 20 mars 1973

C'est dans ce ne cesse pas de s'écrire que réside la pointe de ce que j'ai appelé contingence. La contingence, si comme je le dis elle s'oppose à l'impossible, c'est pour autant que le nécessaire c'est le ne cesse pas de ne pas s'écrire. Je vous demande pardon. C'est nécessaire qui, ici, nous introduit ce ne cesse pas. Mais le ne cesse pas du nécessaire, c'est le ne cesse pas de s'écrire. Or, c'est bien là l'apparente nécessité à quoi nous mène l'analyse de la référence au phallus. Le ne cesse pas de ne pas s'écrire, que j'ai dit par lapsus à l'instant, c'est l'impossible. L'impossible tel que je le définis de ce qu'il ne puisse en aucun cas s'écrire. C'est en quoi je désigne ce qu'il en est du rapport sexuel. Il ne cesse pas de ne pas s'écrire, mais la correction que, de ce fait, il nous permet d'apporter à l'apparente nécessité de la fonction phallique, c'est ceci: c'est que c'est réellement en tant que mode du contingent, c'est-à-dire que le ne cesse pas de s'écrire doit s'écrire, cesse justement de ne pas s'écrire.

C'est comme contingence, contingence en quoi se résume tout ce qu'il en est de ce qui, pour nous, soumet le rapport sexuel à n'être, pour l'être parlant, que le régime de la rencontre, c'est en ce sens qu'on peut dire que par la psychanalyse, le phallus, le phallus réservé comme aux temps antiques aux Mystères, a cessé de ne pas s'écrire. Rien de plus. Il n'est pas entré dans le ne cesse pas, dans le champ d'où dépendent la nécessité d'une part et, plus haut, l'impossibilité.

8 — Charles MELMAN, « transfert de travail » in La passe, le trimestre psychanalytique N°2-1992.