Etudier le refoulement à partir de la négation est une manière de l'aborder dans la langue et dans la parole, d'en repérer ses traces ou ses effets.

Je partirai de l'article de Damourette et Pichon Sur la signification psychologique de la négation en français auquel Lacan fait référence à plusieurs reprises, et notamment dans le séminaire que nous étudierons cet été : D'un discours qui ne serait pas du semblant. Cet article date de 1928.

J'articulerai ensuite quelques points de cette négation à l'article de Freud La négation, écrit quant à lui en 1925, par le biais de ce que disent Balbo et Bergès de la Bejahung et de la Verneinung dans le jeu des places entre la mère et l'enfant tel qu'on peut l'entendre.

Le ça et l'inconscient ne recouvrent pas le même champ, et la négation permet d'en rendre compte.

Le ça, dans le discours procède d'une certaine syntaxe d'où le sujet est absent. De ce côté on peut placer la pulsion qui est structurée comme une phrase : « se faire bouffer, entendre… par l'Autre », ou encore le fantasme. Le fantasme « on bat un enfant » est un fantasme jamais énoncé dans son deuxième temps où le sujet est battu. Ceci souligne le rôle de l'interprétation qui va donner sa place au « je » dans ces deux points.

L'inconscient est, quant à lui et pour aller rapidement, le lieu d'une pensée sans sujet. Le rêve ainsi nous donne une idée des relations logiques qui organisent la pensée : dans le rêve, les pensées sont toutes simultanées et les conjonctions de temps, de conséquence, de cause etc… ne sont pas présentes, ainsi que le non bien entendu. Ce sera là encore la parole du sujet et l'interprétation qui établira (ou rétablira) les liens logiques.

Au regard de ces courtes remarques introductives, situons la négation en français, dans la grammaire française avec Damourette et Pichon.

« En français, la négation, notion robuste et peu souple telle que nous la montre la logique formelle, est en réalité étrangère à cette langue. »

La négation en français est bifide : ne d'une part et pas, rien, aucun, personne… d'autre part.

Bipartition où ne indique la discordance et pas, rien, jamais indiquent la forclusion. Ces deux notions de discordance et de forclusion saturent et dépassent le registre de la négation en français. Elles disent autre chose. « La négation classique, si on voulait la trouver en français ne serait exprimée que par le seul vocable « non ». La négation est étrangère aux conceptions vivantes qui tissent en langage la pensée des français. »

L'omission de « ne », de plus en plus fréquente, nous indique que ce sont les adverbes pas, rien, jamais qui sont maintenant les plus voisins de la négation simple de la logique classique.

Historiquement, c'est le « ne », venu du non latin qui est le marqueur de la négation. L'évolution a amené un renforcement par l'usage des adverbes de négation forclusive : pas, rien, jamais…

Peut-être verrons-nous une évolution qui ira jusqu'à la disparition du ne, et rétablira une négation de nouveau simple.

Cependant il existe des emplois particuliers que nous allons étudier maintenant, où ne est employé seul, et d'autres où c'est la deuxième partie de la négation qui est employée seule, et qui sont des emplois particuliers qui ne sont ni véritablement affirmatifs, ni pleinement négatifs. L'intérêt pour nous de ces emplois particuliers est qu'ils présentent des modalités du refoulement et le maintien dans l'inconscient du « et » : une chose et une autre, et non pas une chose ou une autre. Le discordantiel et le forclusif sont les deux catégories de ces emplois particuliers.

 Le discordantiel concerne l'emploi particulier de ne.

Les emplois de ne se font normalement avec pas, rien, jamais… ainsi que dans la formule « ne… que » qui est une négation comportant une exception qui est la chose introduite après que.

Il existe des emplois particuliers où « ne » est employé seul dans la proposition subordonnée, où il exprime alors une discordance entre cette subordonnée et le fait central de la phrase, exprimé dans la proposition principale. Pour nous, l'exemple le plus connu est celui que Lacan reprend à plusieurs reprises : je crains qu'il ne vienne, où s'exprime la discordance entre le désir du sujet exprimé ici dans la principale, ici la crainte, et la possibilité qui est envisagée dans la subordonnée, qui est le fait de venir. La discordance exprimée par ne nous indique que le sujet de « je crains » ne tranche pas entre venir et ne pas venir. Ce ne dit donc autre chose que ce qu'est censée dire cette phrase ; il en dit plus : la discordance, l'indécidable, et de ce fait indique quelque chose du désir inconscient du sujet.

Le discordantiel s'emploie après des comparatifs d'inégalité : « Il est juste qu'il en soit ainsi, parce que l'âme de Saint François était plus belle que n'est la mienne. »

Il s'emploie aussi dans des propositions subordonnées exprimant la crainte, comme on vient de le voir, dans des propositions exprimant la précaution, où la discordance s'indique de la différence entre les efforts du sujet et les risques qui demeurent : pas de certitude. « Ils avaient à veiller sur le feu et à prendre garde qu'il ne s'éteignit ». Nous trouvons cet emploi également dans des phrases qui expriment l'empêchement : discordance entre les phénomènes qui devraient se produire et la force qui les empêchent. « Il y a un arbre qui empêche qu'on ne voie dans le jardin. »

Ce ne qui apparaît dans la subordonnée révèle une discordance, apporte un discord dans ce qu'on attendrait logiquement d'un énoncé qui trancherait : c'est oui ou c'est non. Du fait de la crainte, du danger, de l'empêchement, de l'inégalité, ce qui se dit est un « en plus », un indécidable.

C'est donc une fonction mentale à l'œuvre dans la langue, fonction vivante et agissante qui indique que quelque chose reste ouvert sur un non choix, un possible pour le sujet. Cet usage vient indiquer quelque chose de la division du sujet, entre énoncé et énonciation.

Le forclusif quant à lui s'indique d'un certain usage de la négation dans sa deuxième partie : rien, jamais, aucun, personne, plus guère… Il s'applique aux faits que le locuteur n'envisage pas comme faisant partie de la réalité : ces faits sont forclos.

Là encore, il y a les usages simples, et un usage particulier qu'on trouve aussi dans la proposition subordonnée, après une principale déjà à la forme négative : « Je ne veux point qu'il me dise rien. » (Molière, dans Le bourgeois gentilhomme.) Les idées touchées par jamais, rien, sont comme expulsées du champ des possibilités aperçues par le sujet parlant. Que Covielle dise quelque chose à Madame Jourdain est un fait non seulement qu'elle refuse, mais qu'elle ne veut même pas envisager comme possible : elle en scotomise la possibilité.

Le forclusif se retrouve aussi dans des subordonnées dépendant d'un fait central négatif, même si la principale n'est pas à la forme négative, comme avec les verbes renoncer, défier, défendre, prévenir… « Après dix-huit mois de soins, elle reste encore ébranlée, au point que nous devons peut-être renoncer à l'espoir d'avoir jamais un enfant. 

Le forclusif ainsi repéré dans ces cas nous indique un emploi qui n'est pas véritablement négatif, puisque ce n'est pas envisageable, ce n'est pas pensable. C'est donc forclos. On peut également le trouver après des propositions principales affirmatives : « Je vous aime et vous estime autant que jamais j'ai fait. » Ici le forclusif corrige une affirmation trop absolue en en faisant apercevoir une encore plus grande.

Voilà donc deux outils linguistiques plus fins que le seul outil de la négation.

Le discordantiel marque une inadéquation entre le fait évoqué et le milieu, donc pas de négation mais un entre-deux.

Le forclusif indique que le fait considéré est exclu du monde tel qu'il est accepté et pensé par le locuteur, donc pas de négation complète du fait de la forclusion du champ des possibles.

Les phénomènes exprimés ne pourront être niés que par la convergence de la notion de discordance et de celle de forclusion, comme dans l'exemple de Freud qui inaugure son article sur la Verneinung : « Vous allez penser que cette personne de mon rêve est ma mère. Mais non, ce n'est pas elle. »

Dans tous les cas, il s'agit de la manifestation du refoulement à l'œuvre dans la langue, sous diverses modalités. La négation est, à ce titre, un mode d'instauration de la division du sujet. Ce n'est pas seulement un mode d'expression de la division, c'en est la mise en place dans la parole du sujet. « Cette division rend compte de la prise de la réalité par le langage. Le langage modèle la réalité qui s'installe à l'intérieur du langage lui-même » nous rappelle Lacan dans les entretiens de Tokyo.

L'exemple de Freud, les négations discordantielles ou forclusives nous amènent à ce point de division où ce qui est dit laisse entendre autre chose que ce qui était attendu. Autre chose, autre scène. Cette division a affaire forcément à la Bedeutung du phallus et à la castration. Il s'agit donc de repérer ce qui se passe de pulsionnel pour le sujet dans l'emploi de la logique de la langue, et qui est ainsi refoulé. Comment le pulsionnel va-t-il s'articuler au phallus, comment cela se passe-t-il de a à F, ou entre a et F ?

Rappelons déjà que la Bejahung, qui est l'affirmation primitive, première, nécessaire pour qu'il y ait ensuite une Verneinung, cette Bejahung n'est en elle-même qu'un jugement d'attribution, c'est à dire une attribution des qualités de l'objet : c'est bon ou c'est mauvais. Le bon je veux l'introduire en moi (Einbeziehung ins Ich), le mauvais je le rejette hors de moi (Ausstossung aus dem Ich). Cette attribution ne présage en rien de l'existence. « Seule la Verneinung implique l'existence de quelque chose qui est précisément ce qui est nié. » nous rappelle Lacan dans la leçon du 13 01 1971 dans D'un discours qui ne serait pas du semblant.

Pour Freud, le sujet se forme par les différentes manières dont il se débrouille avec ce qui nuit à la toute puissance de ses désirs pulsionnels : ce sera la Verneinung, soit un certain refus de la castration, ou la Verleugnung, soit le démenti de cette castration, ou enfin la Verwerfung, soit la forclusion de la castration. Il se constitue dons respectivement comme névrosé, pervers ou psychotique au regard de la dite castration. La manière de nier (Ver-) est constitutive des modes de structuration du sujet.

Pour en venir maintenant à la manière dont je voulais prendre cette question à partir de la clinique avec les enfants, je partirai de ceci que la Bejahung est ce qui fait parler les mères.

En reprenant les choses avec Bergès et Balbo, je dirais que ce qui fait parler une mère est la supposition qu'elle fait d'une demande de l'enfant à son endroit, et plus précisément encore, ce qui la fait parler à l'endroit du fonctionnement pulsionnel de l'enfant, c'est le surgissement de l'affect chez elle. Surgissement de l'affect, et non de la représentation. C'est ce qui va lui faire dire « Aïe » devant un coup que l'enfant se donne, ou devant un danger auquel il s'expose. Cet affect pousse donc la mère à tenir un discours qu'elle dit à l'enfant pour qu'il se l'identifie, se l'incorpore. Par cette identification, l'enfant se constitue un corps, qui devient son affectation. C'est ce qui permet que le corps de l'enfant devienne phallique, qu'il s'inscrive dans cette référence. Cette affectation permet à l'enfant via la parole maternelle que se réalise le jugement d'attribution et fait passer le corps de réel à symbolique. Un enfant à qui une mère tient ces propos transitiviste — transitiviste au sens où elle est affectée par la douleur, mais ne l'éprouve pas — reçoit l'affect qui lui permet de ressentir, d'éprouver douleur, faim, froid, plaisir…

A partir de là, il va pouvoir construire et retrouver la représentation de ces éprouvés. La représentation lui vient d'avoir été affecté par la douleur à partir du moment où elle lui a été nommée : cela aura eu lieu, j'aurai eu mal, peur…, j'aurai ri ou souri. C'est un premier circuit métaphorique à deux qui permet à la Verneinung de se mettre en place.

Dans la Verneinung l'affect est refoulé, et la représentation admise à la conscience : le retour de la représentation refoulée se fait sur le mode idéique, séparé de l'affect et sous une forme négative. Nier, c'est tenir à distance à condition que le grand Autre puisse être chargé de ce qu'on ne peut assumer tout en le disant. Cette dimension de la négation fait corps, c'est le cas de le dire, avec la première théorie de la connaissance qu'est la Bejahung, articulée et portée par les pulsions : la négation rend compte de la division entre affect et représentation, laquelle se retrouve sous la forme négative.

La négation implique cependant l'existence de ce qui est nié. La négation du jugement d'existence, celle qui refuse en connaissant, est une façon de revenir sur l'Ausstossung première, sur l'exclusion première. La Verneinung est un refus qui permet la reconnaissance d'un contenu de pensée. Mais cette reconnaissance intellectuelle est celle-là même qui instaure et entretient le refoulement, en laissant l'affect hors-champ. Et la négation n'instaure pas n'importe quel refoulement, mais plutôt un refoulement au plus près de ce qui est le plus menaçant. Peut-être pourrait-on dire encore que la négation restitue ce qui a été aboli mais sans rétablir le lien avec l'affect ou le contenu pulsionnel. Ceci permet une pensée, une connaissance, sans réconcilier le sujet avec ce qu'il a éprouvé.

C'est peut-être là que nous pourrions situer une actualité du refoulement, même si ce mécanisme est le ressort intime de tout refoulement. Formulé de la sorte, le jugement d'existence permet un type de connaissance dont on pourrait dire que c'est ce qui est mis en place et préconisé aujourd'hui, et ce dans tous les domaines. Connaissance coupée de l'affect et de la dimension sexuée, que ce soit à l'école, aussi bien du côté des élèves que du côté des professeurs, à l'hôpital, dans les familles… la dénégation pour tous. La connaissance mise en place par la dénégation, qui est un processus normal, se trouve plus difficilement mise en question dans la mesure où cette dénégation correspond à un mode actuel d'appréhension de la réalité qui est : ou c'est ma mère, ou ce n'est pas elle. Et ça ne peut plus être : ce n'est pas ma mère et c'est elle.

De la même manière, le type de négation que l'on trouve en français dans ses deux formes discordantielle et forclusive nous indique que la langue invente des façons de dire une chose et une autre. Cette finesse de la structure de la langue et de la subjectivité dans la langue tend à disparaître, puisque la question de la validité de la négation en deux parties se pose parfois. La tendance c'est : ou l'un, ou l'autre.

La connaissance est organisée, pensée aujourd'hui sur un mode binaire et formel. Ceci se remarque partout, à l'école par exemple, par le remplacement des dissertations par des exercices sur la forme des textes ou encore par le contrôle des connaissances sous le mode de QCM.

Pourquoi est-ce important de repérer cela ?

Il s'agit de la fonction du phallus : c'est lui qui sépare et unit dans une Bedeutung, dans une référence qui permet la dialectisation des fonctionnements et des modalités pulsionnelles grâce à la symbolisation de la question du manque.

Tout d'abord, ceci apporte un éclairage direct sur la façon dont certaines mères vont être en difficulté avec leur enfant : l'opération de la Bejahung peut avoir du mal à se réaliser chez certaines, puisque ce qui permet à une femme de s'adresser de manière affectée à son enfant, que l'affect soit présent, c'est le domicile subjectif qu'elle occupe du fait de l'opérativité de la fonction phallique. Or ce qui est maintenant prescrit par le social, c'est une relation basée sur des savoirs faire, des méthodes même, dictés par les connaissances sur les compétences des bébés et présentées par les neurosciences.

Par ailleurs, on assiste aussi maintenant à des comportements où réalité et virtualité ne sont plus séparées, où la pulsionnalité n'est plus subsumée par la fonction phallique de façon organisée dans le social, et non pas du fait de tel ou tel individu. Ce type de comportement va tout à fait avec une forme de négation de la forme binaire : ou oui ou non. Là encore le phallus symbolique ne joue plus sa fonction de dialectisation des pulsions autour d'un manque qui n'est pas qu'un trou à boucher.

Pour conclure momentanément, on pourrait dire que la Verneinung favorise ce mode de réponse binaire en ce qu'elle organise une forme de connaissance dans un intellect séparé de l'affect.

C'est l'invention de l'analyse dans sa règle fondamentale et c'est tout l'art du psychanalyste de permettre par une interprétation qui ne soit pas dans le sens, que quelque chose de la dimension signifiante de l'énonciation s'entende et porte avec elle les possibilités d'un déplacement pour l'analysant, et d'une articulation entre représentation, via la négation, et l'affect.

Bibliographie :

Freud : La dénégation in Résultat, idées, problèmes, tome 2 éditions PUF

Bergès et Balbo : Le jeu des places chez la mère et l'enfant. Eres

Monique David Ménard : article La négation, in Vocabulaire européen des philosophies. Seuil