Je travaille en tant que psychologue à la Sauvegarde de l'Enfance et de l'Adolescence des Savoie et j'interviens essentiellement au sein d'une structure dont la mission est l'accompagnement éducatif et social de jeunes majeurs ou proche de la majorité, placés soit par décision judiciaire soit par décision administrative.

Je vais essayer de reprendre avec vous la question du contrat, une question qui a déjà été traitée lors des journées à Paris, au mois de mai et intitulées : Le contrat peut-il se substituer à la Loi.

Aujourd'hui, je souhaite vous parler d'un contrat appelé : "contrat d'accueil et d'intégration". Il s'agit d'un contrat signé par l'étranger nouvel arrivant (également appelé "Primo arrivant") et qui conditionne son accueil sur le territoire français.

Je souhaite aborder ce sujet parce que notre structure éducative a été sollicitée, il y a quelques mois, par la Protection Judiciaire de la Jeunesse (PJJ) pour accueillir un nombre assez important de jeunes, appelés "Jeunes majeurs isolés étrangers".

Je souligne que lors de leur arrivée en France, tous étaient mineurs, ce qui rendait obligatoire l'application de la loi de la protection de l'enfance.

Je ne m'attarderai pas sur les conditions d'arrivée de ces jeunes dans notre structure et des difficultés d'accompagnement que nous avons depuis mais je dois toutefois dire que nous avons été confrontés à une demande pressante d'hébergement de ces jeunes, demande pour laquelle aucun recul n'était possible.

Il faut dire que du fait de leur majorité et de l'application d'un prix de journée différencié entre mineurs et majeurs, les structures d'hébergement classique, type internat éducatif, dans lesquels ils se trouvaient ne pouvaient plus les garder. Nous avons bien sûr l'habitude des demandes urgentes mais à chaque fois avec la possibilité de les prendre en compte sans pour autant répondre dans l'urgence.

Pour revenir au contrat d'accueil et d'intégration, il se base sur l'apprentissage de la langue française comme une formation obligatoire à l'issue de laquelle le candidat passe un examen comportant des épreuves écrites et orales afin d'obtenir le DILF (diplôme initial de langue française).

En cas d'échec à cet examen, le préfet peut mettre fin au contrat puis refuser le renouvellement de la carte temporaire et la délivrance de la carte de résident.

Ainsi, deux questions se posent :

-  La première question qui interroge ce contrat est : Quel est le lien entre la dimension de l'accueil et celle de la contractualisation et comment rendre ces deux dimensions compatibles ?

-  La deuxième question est : Dès l'instant où ce contrat porte sur la nécessité d'apprendre la langue d'accueil comme condition même de l'intégration, n'y a-t-il pas là, une vision réductrice de cet apprentissage ? Ainsi, l'apprentissage de la langue d'accueil peut-il être opérant sans recours à la manière de dire dans l'autre langue ?

J'espère que mon propos ne sera pas entendu dans une logique binaire, c'est-à-dire d'un coté les méchantes institutions et de l'autre les gentils nouveaux arrivants.

Mon propos est plutôt de prendre en compte ce constat très juste de l'approche par la langue pour savoir si cet apprentissage dans le sens technique du terme peut permettre à l'Autre d'être symboliquement inscrit à la même édification commune, sans renier sa singularité mais en évitant les travers des réflexes narcissiques d'une identité exclusive. Autrement dit, comment traiter un problème de structure qui n'est que notre rapport à l'autre ? Cette réponse du côté du contrat peut-elle assigner les nouveaux arrivants à l'ordre du désir et non à celui du besoin et de la jouissance ?

En effet, on assiste depuis environ une quinzaine d'années à un développement des procédures contractuelles en tant que nouveau mode d'action des différentes autorités publiques, et ce dans de nombreux domaines et à de multiples niveaux.

Ce phénomène de prolifération renvoie directement à ce qu'il est convenu d'appeler la nouvelle gestion publique. L'idée communément répandue aujourd'hui est que le contrat favorise dans les faits une plus grande souplesse de l'action publique, qu'il permet de l'adapter en quelque sorte au besoin spécifique du terrain et surtout qu'il améliore la qualité de service des organismes.

Force est de constater que pour les institutions aujourd'hui, le contrat est devenu un horizon indépassable, un cadre incontournable, ne serait-ce que parce qu'il est la condition sine qua non du financement de nombreuses actions et dispositifs. Rien n'interdit de voir dans le développement de la contractualisation la traduction procédurale d'une conception de plus en plus libérale de l'action publique, calquée sur la gestion telle qu'elle existe dans le domaine industriel. Tout un vocabulaire qui fait désormais figure de véritables normes administratives communes. En ce sens donc, le contrat est le symptôme d'un certain nombre de changements profonds.

A ce propos, dans le département de la Savoie, à partir de l'année prochaine, toutes les institutions éducatives et sociales seront obligées de signer un COM, c'est-à-dire un contrat d'objectifs et de moyens. Ce contrat sera négocié avec les institutions sur la base d'un référentiel rédigé par le Conseil Général avec lequel la PJJ s'est associée.

Ce référentiel nous indique que l'accompagnement, par exemple, celui des jeunes majeurs, ne se fera que pendant six mois renouvelables éventuellement une fois.

De plus, cet accompagnement devra se faire sur la base de deux heures par semaine et par jeune. Autrement dit, pour continuer à fonctionner, deux solutions s'offriront à l'institution, licencier ou augmenter sa capacité d'accueil c'est-à-dire faire le choix du quantitatif.

Revenons à ce contrat d'accueil et d'intégration dans lequel il y a le mot "accueil". Ici, c'est l'accueil qui soumet l'accueilli à un contrat définissant et réglant les modalités de son arrivée, son séjour et son éventuel départ.

L'accueil contracté fait l'objet d'une rationalisation et d'une professionnalisation croissante et ressort de ce fait de plus en plus largement de logiques utilitaristes et pragmatiques. Distance donc qui sépare cet accueil contractuel et un accueil qu'on pourrait appeler hospitalier (la loi de l'hospitalité précède le contrat qui, lui, procède d'autres lois).

En dépit de ces bonnes intentions de bien accueillir le nouvel arrivant, le contrat d'accueil et d'intégration s'apparente à cet accueil bureaucratique et antinomique d'hospitalité. L'accueilli, une fois pris dans les rets juridiques de ce contrat, se trouve dans une position inconfortable. L'exécution du contrat est sujette à toutes sortes d'incertitudes : accueil sursitaire tout fourchu de conditions (évaluation, validation, certification, attestation, sanction, diagnostic, repérage social, contrôle sanitaire, suivi administratif, mise au point, bilan, etc.) qui accompagnent ce terme dans le dit contrat. On est loin de l'accueil qui consiste à recueillir sans jauger ni juger.

Il faut aussi dire que ce contrat ne boude pas les mots généreux comme offrir, recevoir, permettre, former, accorder.

En effet, dans ce contrat, la maîtrise de la langue d'accueil est posée comme un des préalables à l'intégration de la personne accueillie. L'acquisition d'un titre de séjour durable exige l'épreuve du seuil linguistique, rite de passage obligé qui s'éprouverait à travers un stage préliminaire et éliminatoire.

Apprendre une langue suffit-il pour conclure à la réussite de l'accueil et parler d'intégration ? La question linguistique qui nous intéresse ici, commence là : pour un homme, partir dans un autre pays, ce n'est pas seulement changer de pays et parler une autre langue, c'est aussi changer de place dans sa propre parole. Ce changement ne va pas sans embarras pour le sujet.

Si on se réfère aux hypothèses de Charles Melman concernant les effets subjectifs de la migration linguistique, retenons deux hypothèses :

·  La première hypothèse s'applique à une femme qui, dans la mesure où elle a déjà connu une forme de première migration, celle d'émigrer de l'Autre côté pour devenir femme, est plus apte à supporter la situation d'immigration.

·  La seconde hypothèse concerne un homme. Pour lui, changer de langue le met dans la position d'un faire semblant qui le ramènera du côté Autre, donc pas à sa place. Cette migration que l'on peut qualifier de migration forcée, si elle est acceptée, peut ainsi être vécue comme une féminisation.

Dans la situation qui nous intéresse aujourd'hui, l'étranger ne se présente pas comme un infans, comme quelqu'un qui ne sait pas encore parler mais comme quelqu'un qui parle autrement. L'étranger n'est pas quelqu'un dans l'impossibilité de parler mais dans l'impossibilité de traduire, de se traduire. Si l'étranger aspire à habiter la langue d'accueil, c'est à partir d'une langue première qui l'habite et qui définit son "étrangéité" même.

La nécessité de prendre en compte cette première langue est due au fait qu'elle n'est jamais un simple outil de communication. C'est par la langue maternelle que passent tous les processus de traduction consciente et inconsciente des évènements de la vie psychique.

Pour la psychanalyse, l'important est moins la langue que l'on parle que celle au travers de laquelle "on a été parlé". Le sujet humain est parlé avant même de parler lui-même et quand il se met à le faire c'est à partir de cet immense discours déjà tenu à son propos.

D'où l'importance de penser l'accueil linguistique autrement que comme un apprentissage fonctionnel de la langue d'accueil. Certes, apprendre la langue d'accueil est précieux à condition peut-être que celle-ci s'ouvre à la langue de l'autre, en permettant la circulation des manières de dire d'une langue à l'autre. Il est donc nécessaire que l'autre langue, la langue maternelle garde une valeur d'échange. L'accueilli a besoin de donner sa langue à l'autre, la greffer sur l'autre langue pour se retrouver.

Tout l'enjeu pour le nouvel arrivant est de s'approprier son parcours, de construire ses modes de dire dans une autre langue. En excluant cette possibilité, la langue d'accueil se réduit à un outil, à un instrument puisque l'objectif est de permettre l'insertion sociale et le plus possible d'ouvrir la voie vers l'insertion professionnelle par l'accès aux formations qualifiantes, autrement dit d'accéder au marché de l'emploi. Donc, point d'altérité hors le marché.

Deux exemples :

1.  Il m'est arrivé d'entendre lorsque des jeunes se croisent dans notre service et échangent dans leur langue d'origine la remarque suivante de certains collègues : "ici on parle français"

Cet impératif m'a interrogé et m'a rappelé le cas de collègues qui lorsqu'ils assistent à la conférence d'un psychanalyste se demandent, par crainte de ne pas comprendre si ce dernier parle bien français. Crainte qui peut être lue comme celle d'être délogé de sa place.

2.  Il s'agit d'un jeune de 17 ans ayant toujours vécu en Algérie jusqu'à ses seize ans. Pendant son accompagnement par notre structure, l'équipe éducative a rencontré de nombreuses difficultés à lui imposer les cours d'apprentissage de la langue. Il refusait de participer disant « que ça ne servait à rien et qu'en plus il n'y avait que des vieilles femmes ».

En m'intéressant à la difficulté de ce jeune, j'ai pu constater que malgré sa scolarisation en Algérie, il n'avait pas acquis les bases de la langue arabe classique. De même que pour la langue française, l'alphabet n'était pas acquis. En revanche, ce jeune avait appris rapidement à manier un langage de "quartier" et la question dans sa difficulté était de savoir ce qu'il ne voulait pas quitter et en quoi ce "parler quartier" pouvait inscrire pour lui une position sexuée ?

Ce qui nous est renvoyé dans ces "prises en charges" est surtout une problématique de la rupture, rupture avec les siens, avec son pays, avec sa langue. Et cette rupture a des conséquences. Vivre ailleurs oblige de passer par la confrontation à la question du lieu, à celle du domicile et à celle de la patrie.

Cette confrontation à un exil réel peut amener l'exilé à refouler l'exil de structure auquel on a tous affaire. Un exil du côté du traumatisme qui empêche de prendre en compte l'exil de structure. Dans ce cas, l'accueillant ne peut entendre cette histoire-là que s'il a lui-même pris en compte l'exil de structure et c'est cette prise en compte qui permettra à l'exilé de ne pas se fixer sur son traumatisme. Cette rencontre n'est possible que dans une parole qui soit un pacte, rencontre qui ne pourra pas être contractualisée mais qui permettra à chacun de prendre la mesure que nous sommes tous bilingues.

Le contrat vient confirmer le symptôme dans lequel on se trouve et qui consiste pour les exilés à confondre jouissance et désir (résister à l'apprentissage de la langue et être uniquement dans le besoin et dans les avantages) et pour les accueillants à confondre l'accueil et l'aide.

Partir est souvent un acte, acte de partir ailleurs, accompagné très souvent d'une immense culpabilité, comme s'il s'agissait d'une transgression, voire d'une trahison. Assumer cet acte dépend de la façon dont le sujet vit son déplacement, la façon dont il parvient avec ses ressources psychiques à surmonter les effets de la rupture.

Ainsi, pour que l'intégration inscrite dans ce contrat puisse être efficace, quelle place est réservée à l'altérité ?

En nous référant au Discours du Maître qui organise notre social, un discours organisant une solidarité entre S1 et S2 et visant l'altérité doit maintenir un juste écart entre ceux qui commandent et ceux qui sont commandés, écart nécessaire pour que l'autre soit reconnu et surtout pris en compte dans le discours sans que la place de ceux qui commandent soit délégitimée.

Car la demande de ces "jeunes étrangers" est une demande de reconnaissance, d'être tout de même des semblables, autres mais de même nature, des semblables parce que différents.